MEDITERRANEE

CHAPITRE IX
SOMMAIRE
1. PASTORALISME
2. ORIENTALISME
3. IMPRESSIONISME
4. CONCLUSION
 

1. PASTORALISME

La Méditerranée revisitée

  1. « On y sent je ne sais quoi d'oriental [telle] que devait être la Perse dans l’Antiquité, Alexandrie au moyen-âge […/…] Vous y entendez parler cent langages inconnus […/…] ceux qu’on parle au pays des neiges, ceux qu’on respire dans les terres du Sud […/…] tous les parfums d’Orient, les images de la vie du sérail, les caravanes cheminant au désert, les grandes cités ensevelies dans le sable les clairs de lune sous le Bosphore ». 1 C’est dans ces termes, d’un exotisme affirmé, que Gustave FLAUBERT décrit l’une des principales stations touristiques de la Côte d’Azur, la ville de Marseille. Le caractère orientalisant de ce récit rend bien compte des rapports que le tourism des origines entretient avec les représentations antiquisantes du monde méditerranéen. Limitées aux seules traces de la civilisation gréco-romaine et à l’illustration des principaux épisodes bibliques, ces représentations ne donnent toutefois qu’une vue partielle de la diversité culturelle du monde méditerranéen. Avec la célébration des vertus hygiéniques des climats chauds, les inventions paysagères de la villégiature vont se révéler d’une portée bien plus universelle. On se propose d’examiner ici leur genèse, à travers l’histoire de la riche production littéraire et artistique qui accompagna l’essor de la villégiature.

« Corsican Jungle » et mythe pastoral

  1. L’idée de Méditerranée trouve sa source dans les descriptions des paysages et des monuments de l’Italie du tour, célébrées comme les dépositaires de l’héritage culturel antique. La Méditerranée a effectivement connu, à l’époque de la romanisation, une véritable unité culturelle, administrative et politique, dont la pérennité étonne encore historiens, géographes et anthropologues 2. Les principaux foyers de ces représentations se situent alors à Venise et à Rome, ainsi que dans les régions méridionales de la Péninsule, désignées sous le vocable de “Grande Grèce“. Elles sont l’œuvre des voyageurs érudits et des artistes qui s’attachent à l’étude et à la description de leurs ruines monumentales et de leur riche patrimoine archéologique. L’essor de la climatothérapie va profondément renouveler ces représentations antiquisantes, avec l’entrée en scène de régions dépourvues des monuments historiques correspondant aux canons du goût classique. Les nouvelles destinations du tourisme thérapeutique sont en effet des sociétés rurales, dominées par une économie pastorale. La description de leurs archaïsmes débouche rapidement sur l’élaboration d’une image idéalisée de la Méditerranée des origines. Contemporaine de l’émergence des nations modernes, cette relecture de l’héritage antique va revêtir une dimension fondatrice dans la géographie des identités qui est en train de prendre forme.
  2. Le mythe méditerranéen auquel elle donne naissance prend ses sources en Corse, dès le XVIIIe siècle, sous l’influence du Corsican Tour de Boswell. On a déjà évoqué l’importance tenue par cet ouvrage dans la « préhistoire » du tourisme. De nombreux voyageurs vont dès lors s’attacher à la description de « l’île de beauté ». Plusieurs centaines d’écrivains visitent ainsi la Corse dans les premières décennies du XIXe siècle. A côté des Anglais et des Allemands, les Français ne sont pas en reste, avec CHATEAUBRIAND et BALZAC dès 1814, puis en 1840 FLAUBERT et HUGO. 3 Tous participent, à des titres divers, de l’invention d’une imagerie paysagère qui va faire date. La construction du paysage corse correspond, dans ses grandes lignes, au schéma général qui préside à “l’invention du paysage” dans l’ensemble de l’Europe. Les récits des voyageurs se consacrent ainsi à une même décomposition des éléments traditionnels de l’espace rural, puis à leur recomposition sur un mode exotique et antiquisant. Les témoignages d’excursions romantiques à la recherche de "l'âme des lieux" vont rapidement trouver leur expression emblématique dans la figure exotique du maquis.
  3. Le ton est donné dès l'époque de BOSWELL, qui met en parallèle la société corse et l'Antiquité grecque. Son portrait hagiographique de PAOLI fait d’ailleurs penser aux héros de Plutarque. Boswell, qui compare la rudesse du paysage et des mœurs de l'île à la société spartiate, se livre à une description des paysages insulaires dont les références empruntent largement aux auteurs antiques, à Procope et Virgile pour la faune (et plus particulièrement à Juvenal en ce qui concerne les poissons), à Sénèque pour l'orographie (il compare par ailleurs ses rivières au Taygète et à l'Eurotos), ou encore aux Georgiques pour la flore. Quand aux Corses, ils représentent selon Boswell (qui rapporte s’être lui-même nourri de châtaignes et de l’eau des ruisseaux), les vertus primitives d’un peuple préservé de la civilisation. 4 Sous l’influence des voyageurs, les paysages du maquis deviennent rapidement une incarnation de cet « état de Nature » cher aux Philosophes et aux Romantiques. A cette époque, le territoire insulaire est en effet marqué par de fortes survivances pastorales, qui ont pour corollaire une grande discrétion de l’agriculture dans le paysage. 5 Passant pour représenter la végétation originelle méditerranéenne et son monde pastoral préservé, le maquis va être dépeint comme le refuge d'un code de l'honneur régi par des valeurs individuelles et familiales jugées "typiquement" méditerranéennes, celles de la vendetta.
  4. Par ses connotations tragiques et ses réminiscences antiques, cette imagerie d'Epinal connaît un succès qui lui assure la plus large diffusion. Elle est plus particulièrement popularisée par Alexandre DUMAS père, Dion BOUCICAULT, Charles KEAN et Henry IRVING. 6 Bien que son séjour en Corse (vers 1830) soit motivé par un souci archéologique (le relevé des antiquités de l’île), Prosper Mérimée sacrifie lui aussi à cette imagerie d’Epinal, au travers d’un roman 7 qui fixe durablement ses principaux caractères. La montagne corse devient dès lors un but d’excursion institutionnalisé et fort prisé des touristes. « Il est impossible de voyager en Corse sans avoir affaire avec d’anciens bandits. Le préfet Jourdan m’a promis de m’en faire connaître quelques uns dans les courses que je vais faire dans la montagne » rapporte ainsi FLAUBERT dans un propos qui reste d’actualité. 8 Les voyageurs ramènent de leurs rencontres avec les habitants du maquis, bergers et bandits, le "visa" que ces derniers leur ont délivré, ainsi que des récits stéréotypés relatifs aux coutumes de l’honneur et de l’hospitalité. Ils ne manquent pas non plus de faire l’acquisition de couteaux dont la lame s’orne d’inscriptions gravées, telles que Vendetta et Morte al nemico. Ces souvenirs, dont la présence est encore attestée à une date récente, sont en fait « fabriqués à Paris ou à Birmingham », selon le témoignage d’un touriste anglais qui évoque par ailleurs les paysages du maquis sous le terme de Corsican Jungle, du fait que « l’intérieur de la Corse est substantiellement aussi sauvage que l’intérieur de l’Afrique » 9

L’invention du maquis

  1. Contrairement à une croyance toujours prégnante, qui en fait la végétation méditerranéenne originelle, le maquis est un paysage extrêmement anthropisé. Il a pris la place de la forêt primitive, détruite par l'homme et ses activités agro-pastorales, notamment par les pratiques particulièrement agressives de l'écobuage. Les grandes phases de ce processus sont bien connues. C’est après la destruction du couvert forestier à des fins culturales que le maquis s’installe sous la forme d'une végétation touffue, dense et toujours verte. Caractérisé par une forte propension à la propagation des incendies, il finit à la longue par céder la place à une formation végétale beaucoup plus pauvre, voire même conduire à la désertification. L’impact de l’anthropisation s’est de plus renforcé, au fil des siècles, par l'introduction d'espèces allogènes ayant trouvé dans les sols et les climats de la Méditerranée un terrain favorable à leur croissance et à leur multiplication. Les représentations faisant du maquis la végétation originelle du monde méditerranéen ne sont en réalité que le résultat d'un processus de "naturalisation", caractéristique des inventions paysagères de la modernité.
  2. La dimension identitaire de cette construction imaginaire demeure toutefois extrêmement vivace. Elle se laisse plus particulièrement appréhender à travers le rôle joué par les voyageurs dans l'élection du genre musical qui va pendant longtemps incarner "l'âme corse". A l'époque, la musique traditionnelle est en effet censée représenter l'esprit d'un peuple. Rousseau, dont on a souligné l’intérêt qu’il porte à la Corse, fut aussi l'un des promoteurs de la collecte des musiques populaires. Les touristes allaient suivre son exemple et s’intéresser à leur tour à la transcription des principaux chants populaires de l'île. D’un répertoire particulièrement riche et documenté (par l’intermédiaire des érudits locaux), ils ne vont toutefois retenir qu’un genre bien particulier, le voceru 10. Lié à la vendetta, ce chant funéraire correspond en effet, par ses connotations tragiques, à l’imagerie méditerranéenne dont ils assurent parallèlement l’élaboration 11.
  3. L'image de la Corse en tant que représentation idéale d'une nature et d'une culture authentiques et préservées, continue de même à fonder les stratégies promotionnelles du tourisme dans nombre de régions du monde. De toute évidence, ce choix ne correspond pas à un calcul économique rationnel. La notion de rationalité économique existe-t-elle, en fait, indépendamment de l’impact identitaire du tourisme sur les sociétés locales ? Le tourisme de type ethnique et écologique concerne effectivement la majorité des pays économiquement sous-développés. On en trouve cependant la trace dans les sociétés occidentales, avec l’invention paysagère des parcs naturels ou celle des terroirs. Nous allons nous attacher ici à l’histoire de représentations d’une portée plus universelle que l’imagerie ethnicisante et folklorisante issue de la Corse du tour. Elles vont en effet conduire, de ce fait, à l’invention et à la diffusion des paysages fondateurs du tourisme moderne.

 

2. ORIENTALISME

Un exotisme végétalisant

  1. L’idée de Méditerranée prend sa forme définitive à la fin du XIXe siècle, autour de la célébration de sa lumière et de sa végétation par la peinture paysagère et la villégiature climatérique. Les prémices de cette imagerie sont à rechercher dans l'Italie du tour et les premières figurations des paysages méditerranéens de l’époque. Ces représentations servent alors de cadre aux monuments ornant les figurations des grands épisodes de l’Antiquité classique. Leur esthétique repose sur une mise en scène de type théâtral, basée sur la présence systématique de premiers plans arborés, dont l’œuvre de Nicolas Poussin et de Claude Lorrain offre une illustration exemplaire. 12 La villégiature va rapidement entraîner l'introduction massive d’un important matériel végétatif exotique acclimaté dans les jardins botaniques ou d'agrément. Des plantes comme l'agave, le figuier ou le laurier cerise commencent dès lors à se répandre et à prendre possession du littoral méditerranéen. Ce dernier va ainsi retrouver la koiné territoriale qu’il avait perdue depuis l'époque gréco-romaine.

Parfums d'Orient

  1. L’exemple de la Côte d'Azur rend plus particulièrement compte de la mise en oeuvre et de l’impact de ce processus paysager original, ainsi que du rôle joué par la promotion des vertus thérapeutiques des climats chauds de la villégiature. Dépassant le seul cadre des représentations, il va conditionner plus durablement les expressions des identités méditerranéennes et leur perception, avec l’invention d’un exotisme orientalisant dont le tourisme continue inlassablement de diffuser les représentations. « Le port de Marseille est le rendez-vous du monde entier, écrit Alexandre DUMAS lors de son séjour en Provence, dont il dépeint la population, au teint arabe et au sang espagnol, [les femmes dont les] traits d’une délicatesse extrême appartiennent au type grec, [les pêcheurs qui sont les] descendants des Phocéens […/…] au bord d’une mer ionienne, [et les villes fortifiées qui] évoquent la citadelle d’Ali Pacha. » MERIMEE rapporte, dans une inspiration similaire, que « arrivant à Avignon, il me sembla que j’avais quitté la France. Je me croyais au milieu d’une ville espagnole. » MICHELET évoque pour sa part les villes « grecques et mauresques » d’une région dont TAINE fait, quand à lui, « une Italie, une sœur de la Grèce et de l’Espagne […/…] une France qui n’est pas la France. »
  2. Pour Victor HUGO, Avignon, première étape du périple méditerranéen des touristes, possède indiscutablement « quelque chose du destin de Rome, quelque chose de la fortune d’Athènes, [avec] ses murailles dont la pierre est dorée comme les ruines du Péloponnèse. » STENDHAL estime pour sa part qu’en « entrant dans Avignon, on se croit dans une ville d’Italie [où] les habitants vivent dans la rue comme à Naples, [et que] Beaucaire a quelque chose d’oriental. » Quand à Théophile GAUTIER, il affirme dans la même veine que « la Provence c’est presque l’Italie; Avignon c’est presque Rome [tandis que] les femmes au profil grec coiffées d’un bonnet qui rappelle le bonnet phrygien [évoquent la Grèce et que] Beaucaire nous ravit par son air espagnol » 13 Cet étonnant syncrétisme, rassemblant sous la même étiquette des civilisations d’une extrême diversité culturelle, prend tout son sens dans le caractère affirmé de ses connotations identitaires. Elles trouvent leurs sources, comme on va le voir, dans la vaste entreprise de tropicalisation de la Côte engagée par la villégiature et popularisée par la riche littérature illustrée qui l’accompagne.
  3. Comme le note avec humour l’écrivain Alphonse KARR, qui fut aussi l’un des principaux artisans de la tropicalisation de la Côte d’Azur; « il faudrait ici corriger et amender la composition de l'air promulguée par les chimistes et dire : oxygène, azote, chants d'oiseaux et parfums. » 14 Les plantes aromatiques occupent assurément une place privilégiée dans les représentations de l'exotisme méditerranéen qui prennent alors forme sur la Riviera. Il s’agit là de représentations qui ne sont pas sans faire penser aux descriptions médiévales de l’Arabie Heureuse. Elles sont en effet porteuses d’une même imagerie orientalisante, dont la nature d’invention paysagère apparaît dans leurs rapports aux pratiques agricoles traditionnelles de ces régions. De même que les agrumes et les palmiers, la culture et le négoce des matières aromatiques représentent depuis l'Antiquité une activité majeure dans l’ensemble du monde méditerranéen. 15 Sous l’influence des thèses de la climatothérapie et de l’impulsion qu’elle apporte à l'industrie des parfums, elles vont devenir au cours du  XIX° siècle l'indice des qualités de son climat ainsi que l’ambassadeur des paysages de la villégiature. La France et l’Italie, principales destinations touristiques de notre époque, leur restent toujours redevables d’une institution qui demeure l’un des symboles les plus prestigieux de la modernité. Quand à la Côte d’Azur, elle leur doit le succès international de ses paysages.

Paysages de Provence

  1. La découverte des propriétés aromatiques des plantes des terroirs azuréens remonterait au XVIe siècle, selon une légende locale bien établie. Catherine de Médicis aurait alors envoyé en Provence un naturaliste Florentin du nom de Tombarelli, dans le but d’étudier les propriétés aromatiques de la végétation locale en vue de la production d'essences parfumées. Ce voyage savant passe pour avoir débouché sur la reconnaissance officielle des qualités exceptionnelles de la région. Cette légende ne manque pas de fondements. Comme on l’a vu précédemment, la Côte d'Azur est en effet vouée depuis le Moyen Age à l’agrumiculture, dont les dérivés sont à la base des parfums modernes. L’industrie du parfum existe vraisemblablement depuis cette époque. Elle demeure toutefois une activité artisanale discrète, à l'époque où les premiers touristes découvrent le climat et la végétation de la Riviera. La villégiature va exercer un impact déterminant sur son développement. Il s’explique par la présence dans les stations de la région, d'une grande partie de l'aristocratie européenne. Les riches touristes anglais ou russes représentent en effet une clientèle de choix. Le passage de la reine Victoria à Grasse, dont elle visite les parfumeries, consacre la renommée de cette industrie naissante. L'intérêt manifesté par les hivernants fortunés pour les jardins d'agrément favorise dans le même temps la diversification de ces cultures, avec la demande massive de végétaux exotiques destinés à embellir le cadre de leurs séjours. La tropicalisation du paysage agraire connaît son apogée au tournant du XXème siècle, où l’on produit quelque 2000 tonnes de fleurs d'oranger, 1000 de roses, 500 de jasmin et 300 de violettes, ainsi que de substantielles quantités de tubéreuse, géranium, héliotrope, jonquille, réséda, œillet ou cassier.
  2. Il s'agit là d'une véritable révolution dans un espace rural jusqu'alors dominé par une agriculture méditerranéenne traditionnelle et essentiellement alimentaire, marquée par l'autosuffisance et l'autoconsommation. Les parfumeurs de la place grassoise imposent plus particulièrement leurs savoir-faire avec la maîtrise des subtilités de la palette florale, qui répond à l’essor contemporain de la floriculture dans l’ensemble de la région. Ces cultures d'agrément vont jouer un rôle majeur dans le succès touristique de la Côte, comme le prouve la mention systématique dans les guides climatériques de cette végétation parfumée. Ses principaux représentants sont alors le jasmin, la rose et l'oranger, les plus anciens et les plus répandus. A la fin du XIXe siècle, Stephen Liégeard invente la dénomination Côte d'Azur dans un guide touristique dont la première page s'orne d'un rameau d'oranger. Dans le même temps, l'exotisme des parfums est en train de céder la place à un orientalisme plus marqué et plus méditerranéen. Les éditions successives de l'ouvrage de Liégeard attestent de ces évolutions, en prenant désormais pour icône le palmier. 16 L'histoire de cet emblème majeur de la communication touristique moderne trouve lui aussi ses sources dans la tradition horticole de la Côte d'Azur. Il offre une illustration exemplaire de ces mêmes synergies, et de leur impact sur l’invention d’un nouveau paysage.

L’oasis azuréenne

  1. Le palmier fait une apparition remarquée dans l'imagerie touristique à la fin du XIXe siècle, avec la diffusion massive du modèle paysager d’urbanisme incarné par la Promenade des Anglais. Il va dès lors incarner l’identité de la Côte d’Azur et du tourisme de stations. Comme les plantes à parfums, cet ambassadeur d’un exotisme végétal et orientalisant prend ses racines dans le paysage agraire traditionnel de la région. Les palmiers décrits par les voyageurs sont en effet cultivés à grande échelle sur la Riviera italienne, à San Remo et à Bordighera, en vue de leurs usages rituels communs aux fêtes juives et chrétiennes de la Pâque et du Nouvel An. « Il s'y voit encore multitude d'arbres à palmes, les fruits desquels ne parviennent pas à maturité », rapportent à ce propos les descriptions les plus anciennes des voyageurs. 17 Il s’agit là d’une forme d’agriculture rituelle très ancienne, dont les principaux sites de production (Corse, Calabre, îles grecques et Andalousie) sont à l’origine de l’introduction des agrumes et des palmiers en Méditerranée occidentale, dès l’époque romaine. Ces cultures sont soumises à de strictes exigences religieuses, censées remonter à l’époque de l’exode des Juifs hors de l’Egypte.
  2. Elles concernent quatre plantes d’une grande importance économique, le palmier nourricier (phoenix dactylifera), le cédrat aux vertus médicinales (citrus medica), le myrte (myrtus comunis), parfum et donc monnaie d’échange et enfin le saule (salix), indispensable à la vannerie c’est à dire au transport des marchandises. Pour répondre à ces exigences cultuelles, les palmiers sont « ligaturés » afin d’obtenir une feuille blanche qui sert à la confection de bouquets et d’objets tressés. Le myrte est pour sa part incendié, afin de donner naissance à des rejets tri-foliés au lieu des feuilles opposées qui le caractérisent habituellement. Quand au cédrat et au saule, ils font l’objet de prescriptions d’ordre morphologique extrêmement complexes. Le ‘sanctuaire végétal’ de Bordighera rassemble près de quinze mille palmiers, avec les cultures qui leur sont associées, lorsque les touristes le redécouvrent et le font connaître par leurs récits et leurs représentations. « Le voyageur se croit transporté en Afrique », écrit à ce sujet Stephen LIEGEARD. 18 L'un des principaux artisans du renouveau de ce paysage traditionnel, le jardinier allemand Ludwig Winter, a installé à cette époque son Palm-Garten dans la palmeraie ligure. Il passe alors pour l’un des plus riches collections de palmiers, bien que Winter ne soit pas à proprement parler un collectionneur excentrique mais plutôt un commerçant habile et inspiré. Il a ainsi créé une pépinière à vocation commerciale européenne, tournée vers l'exportation de plants en pots et de compositions florales profanes inspirées de la tradition locale du tressage, l'acclimatation et l'introduction de nouvelles espèces et (déjà) l'accueil du touriste. 19.
  3. L’architecte français Charles Garnier s'est établi au même moment à Bordighera, dans l’espoir de soigner son fils atteint de la tuberculose. Bâtie au cœur de l’antique palmeraie, sa Villa est largement ouverte, comme il le précise lui-même, aux touristes de passage. Sous l'influence de ces architectes et paysagistes renommés, Bordighera devient l'une des stations les plus prisées de la Riviera. L'image exotique de la Côte d'Azur lui est plus particulièrement redevable de son arbre emblématique. Longuement décrits par les guides touristiques et leurs riches illustrations, ses palmiers sont exportés en direction de la capitale azuréenne, où ils vont servir de décor orientalisant au front de mer édifié sur la Promenade des Anglais. Les stations balnéaires voisines s’emparent rapidement d'une mode paysagère destinée à connaître un succès touristique mondial, encore bien vivant de nos jours.
  4. Cette tropicalisation du paysage azuréen rencontre toutefois des oppositions farouches. Leur dimension identitaire ressort des propos indignés du maire de la villégiature hyèroise, lequel  dénonce : « Certains industriels et spéculateurs étrangers  […/…] persuadés que de nos jours la réclame est l’unique moyen de lancer et de faire réussir son affaire  […/…] N'ont-ils pas eu l'idée burlesque de vouloir changer le nom de la ville et de l'appeler Hyères-les-Palmiers, à cause des quelques palmiers que l'on voit dans ses jardins et ses promenades; donnant ainsi une étiquette de boutique à une ville ancienne et respectable ? » 20 Ces réticences sont rapidement balayées par le dynamisme de la "réclame" et de l'esprit de "boutique" développé par les promoteurs du tourisme moderne. L'essor de l'illustration occupe une place majeure dans la négociation et la diffusion de ces inventions paysagères. Elle va contribuer de manière déterminante à l’élaboration et à la promotion des paysages canoniques de la villégiature, ainsi qu’à leur démocratisation.

La photographie et l’affiche

  1. La lithographie, qui domine la production artistique tout au long du XIXe siècle, est aux origines de cette démocratisation. Par bien des aspects, elle a inauguré l’élaboration esthétique des paysages azuréens, en assurant notamment l’individualisation de ses principaux thèmes. A la fin du siècle, elle cède la place à la photographie et à l’affiche. Si leurs rapports aux évolutions de la peinture de paysage posent encore problème aux historiens de l’art, cette transition trouve assurément l’une de ses sources majeures sur la Côte d’Azur. Mise au point par NIEPCE en 1822, la photographie est contemporaine des premiers développements du tourisme de stations. C’est d’ailleurs dans la littérature pittoresque qu’elle trouve tout d’abord sa place. Venant en complément de la lithographie, elle sert alors à animer les scènes traditionnelles par l’ajout de personnages typiques. L’ouvrage Nice Pittoresque en offre une illustration, grâce à l’association de CRETTE, un photographe parisien originaire de Turin, avec le lithographe Jacques GUIAUD 21. En 1878, l’apparition de la photogravure met un terme à ces collaborations, en entraînant la disparition de la lithographie. Entre temps, les photographes ont repris à leur compte les principaux motifs touristiques à la mode, servis par les progrès des techniques de prise de vue et de reproduction. La dimension paysagère de la photographie s’affirme dès lors, comme en témoigne (dès 1851) l’ouvrage de COXE 22, un manuel consacré à la photographie de paysages à l’attention des touristes. Les premières photographies consacrées aux paysages de la Provence apparaissent à la cette époque, avec Denis BALDUS et Charles NEGRE.
  2. Sur la Riviera italienne, Pietro GUIDI publie avec le pharmacien Francesco PANIZZI 23 une flore illustrée par 160 planches photographiques, présentée par la presse locale comme « un précieux cadeau fait à la colonie étrangère, apte à rendre plus profitables les excursions ». A côté des plantes, les photos de GUIDI concernent aussi des personnages et des métiers traditionnels (pêcheurs, paysans et bergers), ainsi que des vues paysagères. Elles vont faire connaître la Côte d’Azur dans le monde entier. 24 De grands noms de la photographie s'intéressent à partir de ce moment à la région, comme BROGI, ALINARI, ou NADAR. Au tournant du XXe siècle, les photographes remplacent progressivement les peintres auprès de la clientèle touristique de la villégiature. La photographie ne se contente pas d’ôter aux artistes leur clientèle traditionnelle. La créativité débridée de sa production bouleverse dans le même temps les règles de l’art pictural, et notamment de l’art du paysage. Il serait hasardeux de vouloir établir l’inventaire des motifs abordés par la photographie azuréenne. On se contentera de remarquer que les principaux thèmes iconographiques élaborés sous l’influence du tourisme y sont particulièrement représentés, qu’il s’agisse des panoramas classiques, des scènes de genre à caractère folklorique ou des vues de la végétation exotique de la région. En matière de paysage, la photographie va plus particulièrement renouveler l’art classique de la composition par la diversité de ses cadrages. Les premiers daguerréotypes servent ainsi aux études de peintres renommés, comme COROT ou D’AUBIGNY.
  3. La photographie s’inscrit en effet dans le champ des recherches des artistes de la modernité et notamment des impressionnistes, opposant à la tradition descriptive du réalisme et du naturalisme l’analyse des phénomènes de la perception. Cet impact artistique de la photographie est extrêmement sensible sur la Côte d’Azur. Les peintres qui y séjournent où s’y sont établis, comme DELACROIX, Horace VERNET, Paul HUET, Paul DELAROCHE ou COURBET, suivent ainsi avec le plus grand intérêt les évolutions de ce nouveau procédé de reproduction. Installé à Nice en 1861 pour des raisons de santé, le photographe Charles NEGRE est d’ailleurs peintre de formation. Il donne des cours de dessin dans le studio qu’il ouvre dans la capitale de la villégiature azuréenne. A Marseille, Léon VIDAL fonde à la même époque la Société photographique, qui rassemble autour du nouveau média des peintres et des illustrateurs. 25 Avec l’essor de la photogravure et surtout de la carte postale, les représentations paysagères de la Côte d’Azur connaissent une diffusion massive, qui annonce et impulse la démocratisation à venir du tourisme. En 1900, on chiffre ainsi à près de huit millions le nombre de cartes postales qui circulent en France, et à six millions en Italie. A titre d’exemple, elles passent, en ce qui concerne la France, à 123 millions en 1911 !
  4. Il s’agit là d’une industrie florissante, qui emploie près de trente mille personnes. Sur la Côte d’Azur, le seul photographe niçois GILETTA diffuse à cette époque (entre 1880 et 1920), environ cinq mille modèles à plusieurs millions d'exemplaires. Outre les touristes, les principaux clients des photographes sont les mairies, les offices de tourisme, les hôtels et les cafés, qui plébiscitent ce support promotionnel bon marché. 26 Dans le même temps, l’apparition de l’affiche relaye elle aussi les représentations picturales des paysages azuréens, avec des thèmes et des procédés plus directement influencés par les recherches des peintres de la modernité. La plage est ainsi largement représentée, systématiquement animée par les baigneuses qu’affectionnaient les impressionnistes, autour de figurations paysagères relevant des mêmes connotations édéniques et paradisiaques. L’exotisme végétal est non moins omniprésent et les affiches promotionnelles en déclinent la gamme sous des variantes stéréotypées. Quand à la gamme chromatique, elle fait appel sans aucun complexe aux tonalités puissantes élaborées sur la Côte d’Azur par la peinture moderne. 27 Les peintres modernes sont en effet les principaux artisans de l’élaboration picturale du thème de l’exotisme végétal. Sous leur influence, les représentations d’une végétation typiquement méditerranéenne, ébauchées par les maîtres du paysage italien et développées par les peintres azuréens, trouvent leur forme définitive. Les thèmes élaborés à cette époque demeurent au centre de la promotion touristique contemporaine. Notre civilisation du spectacle et de l’image trouve par ailleurs, dans ces influences, une part (peu connue) de son inspiration.

 

3. IMPRESSIONISME

Azur et paysages

  1. L’œuvre de MONET offre une illustration exemplaire du rôle joué par les peintres qualifiés de « modernes » dans l’élaboration de l’idée de Méditerranée qui prend forme sur la Côte d’Azur au tournant du XX° siècle, ainsi que de ses rapports au tourisme de stations. Comme on l’a vu précédemment, de nombreux peintres de renom ont alors investi les stations azuréennes dans le cadre de la villégiature climatique et du voyage pittoresque. MONET va lui aussi s’attacher à l’illustration des hauts-lieux du tourisme naissant, de Venise à la côte normande, en passant par la Riviera. Cet accord entre son art et le goût du public a vraisemblablement contribué, pour une grande part, à sa popularité toujours extrêmement vivante. 28

Monet et la Côte d’Azur

  1. Dans les représentations des paysages de sa Normandie natale, le futur maître de l’impressionnisme s’est déjà largement consacré aux thèmes les plus courus par les guides touristiques. Il s’est même efforcé d’effacer les traces de la modernité récente, afin de mieux coller à l’image correspondant à l’époque de sa découverte par les premiers voyageurs. En cette fin de siècle, le jeune artiste suit à présent la trace des touristes qui installent leur chevalet devant les panoramas recommandés par les guides azuréens. Il s’établit pour cela à Bordighera, où il passe près de trois mois. Charles Garnier vient tout juste de publier un ouvrage à l'usage des nombreux peintres de la colonie étrangère. 29 Si les deux artistes ne semblent pas s'être rencontrés en cette occasion, Monet ne manque pas de se rendre dans les lieux recommandés par l’illustre cicerone, où il réalise une quarantaine de  toiles qui constituent un véritable manifeste de l’exotisme végétal méditerranéen. « Bordighera est plus Palestine qu'Italie […/…] On peut volontiers s’imaginer […/…] être transporté dans l'Orient biblique » rapporte alors le guide Garnier, qui donne les itinéraires des principales promenades à l'attention des « artistes de passage et des amants du pittoresque ». Il mentionne à ce propos les meilleurs panoramas et les motifs dignes d'être peints ou dessinés.
  2. Ces indications à l’usage des touristes, reprises par la plupart des guides contemporains, se retrouvent dans les toiles du futur chef de file de l’impressionnisme : une branche d'oranger, des oliviers, des palmiers ou des pins parasols sur fond de mer Méditerranée, le jardin botanique de Moreno à Bordighera et les paysages non moins obligés des vallons du Sasso, du Borghetto ou de la Nervia, avec le classique pont médiéval de Dolceacqua, sans oublier le Casino de Monte-Carlo, où Monet s’est rendu précédemment en compagnie de Renoir. 30 Monet a laissé un important courrier relatif à l’évolution de ses travaux. Il s’y fait l’écho des préoccupations qui vont marquer durablement la nouvelle génération d’illustrateurs des paysages de la villégiature : « Je n’arrive pas encore à saisir le ton de ce pays. Par moment je suis épouvanté des tons qu’il me faut employer […/…] Quand au bleu du ciel et de la mer c’est impossible […/…] Je vois les motifs que je ne voyais pas les premiers jours [rapporte-t-il par la suite.] Maintenant je sens bien le pays. J’ose mettre tous les tons de rose et de bleu; c’est de la féérie, c’est délicieux. » 31 L’œuvre azuréenne de MONET va plus particulièrement attirer l’attention des voyageurs américains qui investissent alors la Riviera. 32 Dans le même temps, les principaux représentants de la peinture moderne s’installent eux aussi sur la Côte, dont ils vont immortaliser les paysages.
  3. Avec l’arrivée des peintres modernes sur la Côte d’Azur, les inventions paysagères mises en œuvre par les promoteurs du tourisme thérapeutique, donnent naissance à un renouveau radical des représentations du monde méditerranéen issues du tour. La critique d'art commence tout juste à mesurer cet apport et à dégager ses principales thématiques 33, auxquelles l’imagerie touristique contemporaine doit, depuis longtemps, l’essentiel de son inspiration. La fascination exercée par les paysages de l’Italie sur ces artistes, originaires dans leur majorité du nord de la France ou de l'Europe, ne s’inscrit qu’en apparence dans la continuité du tour. Elle s’accompagne en effet d’une désaffection marquée pour les préoccupations traditionnelles du voyage aristocratique, désaffection dont atteste l’omniprésence des obsessions de la villégiature climatérique, la célébration de la mer, de la nature et du soleil. Les recherches des impressionnistes signent par ailleurs le terme d’une longue tradition de réalisme et de naturalisme, bien analysée par les historiens de l’art. Comme on le sait, les peintres se détournent dès lors de la description, pour se consacrer à l’analyse des phénomènes de la perception. L’essor de la villégiature occupe une place essentielle dans ces évolutions. Elle est attestée à la fois par les motifs picturaux, empruntés aux thèmes de la littérature climato-thérapique, et par le rôle joué par le tourisme dans les innovations artistiques qui voient alors le jour.

La mer et la modernité

  1. L’eau, et notamment la mer et les paysages marins, tiennent une place centrale dans la production paysagère des maîtres de l’impressionnisme. Ces préoccupations artistiques sont grandement redevables des influences de la villégiature balnéaire. Inaugurées par La joie de vivre de Courbet, peignant la plage de la station touristique de Palavas (en 1854), elles connaissent leurs premiers développements avec l’œuvre de CEZANNE. Bien qu’il soit né à Aix-en-Provence, où il séjourne régulièrement, ce n’est qu’à la fin de sa vie que CEZANNE va s’attacher à l’étude du paysage provençal. Il s’intéresse notamment à la représentation du littoral de la villégiature marseillaise, dont il a laissé la série des vues de l’Estaque, avec une trentaine de tableaux. En 1881, il s'installe définitivement dans sa région natale, où il reçoit l’année suivante la visite de RENOIR de retour d’un voyage italien qui l’a conduit à Naples et en Sicile pour des raisons de santé. Ce premier séjour marseillais du vieux maître va d’ailleurs être perturbé par une forte atteinte de pneumonie.
  2. RENOIR revient cependant l’année suivante, accompagné cette fois de MONET avec qui il parcourt la Côte jusqu'à Bordighera. RENOIR peint lui aussi l’Estaque, ainsi que l’ensemble du littoral azuréen dont il fréquente assidûment les stations pour soigner ses poumons malades, de Tamaris à Beaulieu, en passant par Grasse et le Lavandou, avant de se fixer définitivement à Cagnes (en 1907). A la même époque (en 1883), Charles Edward CROSS effectue de fréquents séjours sur la Côte, à Monaco puis au Lavandou où il s’installe (en 1891), à l’exception de quelques incursions vers les hauts lieux de la villégiature italienne voisine. VAN GOGH séjourne lui aussi (en 1888) dans la région d’Arles, en plein cœur de la Provence des tourists. A la suite de Frédérique MISTRAL, il contribue avec ses Arlésiennes à consacrer l’identité emblématique de la région, dans un jeu de miroir typique des processus de l’identité. VAN GOGH immortalise de même les paysages maritimes des Saintes Maries de la Mer, chers aux voyageurs. Au cours de son séjour provençal, il rencontre CEZANNE et reçoit la visite de GAUGUIN, qui représente à son tour les paysages de la Provence, ainsi que celle de Paul SIGNAC.
  3. Ce dernier a découvert Cassis deux ans plus tôt. Séduit par les paysages de la Côte, il s’établit (en 1893) à Saint-Tropez, d’où il va exercer une profonde influence sur les principaux artistes de la modernité, nombreux à lui rendre visite. A la suite des impressionnistes, les peintres dits « modernes » manifestent en effet un grand intérêt pour les paysages azuréens. Ils vont principalement s’attacher à l’illustration des thèmes touristiques que nous venons d’évoquer, la plage et l’exotisme végétal. On ne peut que s’étonner de la place occupée par ces représentations, dans des œuvres dont les préoccupations paysagères sont loin d’être le souci principal. Après un voyage en Corse (en 1898), MATISSE découvre ainsi Saint-Tropez (en 1904), lors d’une visite à Paul SIGNAC. Il va dès lors multiplier les séjours azuréens, à Marseille où il peint lui aussi l’Estaque, puis à Collioures. A Nice, où il s’établit définitivement (en 1921), il représente à plusieurs reprises la Promenade des Anglais. Les paysages de l'Estaque attirent de même l'attention de BRAQUE (avec plus de 50 vues !), ainsi que de DERAIN. Raoul DUFY passe aussi par Marseille (en 1905) avant de s’installer à Vence (en 1920). Il va plus particulièrement s’attacher à la peinture de la Promenade des Anglais et de ses palmiers.
  4. Installé sur la côte catalane, à Ceret, MANOLO reçoit vers la même époque (en 1908) PICASSO, BRAQUE et JUAN GRIS, tandis que PICABIA peint les paysages de Saint-Tropez. Dès la fin de la guerre, PICASSO se rend sur la Côte d’Azur, à Saint-Raphaël puis à Antibes, où il réalise (en 1920) un Paysage de Juan-les-Pins. Il se fixe alors définitivement dans la région, dont il peint encore le littoral en 1958, avec La baie de Cannes et ses palmiers. BONNARD vient à son tour à Saint-Tropez (en 1909), toujours sous l’influence de SIGNAC. Il réside par la suite à Cannes, où il se consacre à la représentation des paysages azuréens. En 1918, MODIGLIANI séjourne lui aussi sur la Côte, à Cagnes-sur-mer, en compagnie de SOUTINE et de FOUJITA. Il réalise à cette occasion l’une de ses rares peintures de paysages. LA FRESNAYE, blessé aux poumons pendant la grande guerre, s’établit au même moment dans la région, pour un séjour sanitaire. Il décède d’ailleurs (en 1925) dans la station climatique de Grasse, dont il peint Les rochers. Nicolas de STAEL va par la suite s’installer à Antibes, tandis que Fernand LEGER choisit Biot et CHAGALL Vence, après un séjour niçois. A la même époque, KANDINSKY fréquente lui aussi la Riviera et représente ses paysages, à l’occasion d’un voyage qui le conduit de la station ligure de Rapallo au Cap Ferrat et à La Napoule. 34

L’Antiquité « revisitée »

  1. Au travers des œuvres des artistes installés sur la Côte, la peinture moderne apporte une contribution majeure au renouvellement des thèmes classiques de l’Orientalisme et de l’archéologie italianisante issus du tour. La production picturale des peintres de la modernité rejoint en cela les préoccupations du tourisme thérapeutique, avec l’élaboration d’une imagerie méditerranéenne dépourvue de toute référence monumentale à l’Antiquité. Ces influences conduisent à une relecture "édénique" de l'Antiquité méditerranéenne. CEZANNE va plus particulièrement développer cette inspiration autour d’une série de scènes orgiaques, dont ses baigneuses qui ne sont pas sans évoquer les Nymphes de la peinture antiquisante. Il est suivi par SIGNAC, MATISSE et BONNARD avec Luxe, calme et volupté, Pastorale, Méditerranée et Le Paradis. Assurant la transition avec les grands thèmes classiques de la peinture du paysage italien, cette relecture dionysiaque coïncide avec l’un des apports majeurs du tourisme à la modernité, la naissance de la civilisation des loisirs. La figuration des grands mythes méditerranéens va dès lors se multiplier autour des faunes, centaures, taureaux et minotaures, lesquels viennent prendre la place des monuments et des ruines chers aux maîtres italiens et aux romantiques.
  2. Après CEZANNE et son Enlèvement, BONNARD illustre à son tour L'enlèvement d'Europe (en 1919), suivi par MATISSE (en 1925) qui poursuit dans la même veine avec Pasiphae (en 1943) et la Femme à l'amphore (en 1953), tandis que DUFY représente la Naissance de Vénus. MASSON, qui séjourne à Antibes (en 1925), puis à Sanary et à Grasse, s’attache de son côté à la peinture d’une Méditerranée maléfique, peuplée de monstres démoniaques et féroces. Ces thèmes vont être plus particulièrement illustrés par PICASSO, qui réalise dès les premières années de son séjour azuréen une œuvre revisitant les références antiques, La flûte de Pan. On les retrouve encore chez COCTEAU, qui s’établit sur la Côte en 1924, et dans l’œuvre de CHAGALL avec Jardin d'Eden, Minotaure et ses références obsessionnelles à la Grèce antique. 35 Inaugurée par CEZANNE, la peinture des pinèdes de la Provence sur fond d’horizon marin est l’un de ses thèmes majeurs. MONET introduit comme on l’a vu le palmier, lors de son séjour à Bordighera, suivi par DUFY, MATISSE et PICASSO, avec leurs représentations de la Promenade des Anglais et de la Croisette. Le paysage azuréen touche dès lors à l’abstraction, se résumant à la figuration d’un arbre exotique, pin, palmier, laurier, agave, olivier, oranger ou mimosa sur fonds d’Azur. L'émergence de nouveaux procédés de reproduction va assurer à ces représentations une diffusion massive, tout en contribuant significativement à leur mise en forme picturale.

L'Azur comme paysage

  1. Au tournant du XXe siècle, les représentations paysagères qui prennent forme dans le cadre de la villégiature "azuréenne" débouchent sur une imagerie destinée à faire date sur les rivages de la "Grande Bleue". Issue de l’ouvrage éponyme de Stephen Liégeard, la dénomination "Côte d'Azur" en est l’ancêtre direct. 36. Il s’agit là d’une réelle innovation, l’irruption du bleu ayant été plutôt tardive dans la tradition chromatique européenne, où le noir et le rouge étaient les couleurs de base. Si le bleu devient ainsi, à partir du XIIIe siècle, une couleur dominante dans les armoiries royales de l’Europe, il reste par contre plutôt marginal dans le domaine de la peinture. 37 La couleur bleue ne va réellement s’imposer qu’au travers de la littérature, lorsque “l'ennui bleu” de Maeterlinck ou la “Fleur bleue” de Novalis deviennent les emblèmes du romantisme. « L’art c’est l’Azur », écrit alors Victor Hugo, qui se fait le porte parole de l’idéal romantique, pour lequel le bleu est avant tout un appel au voyage.
  2.  « Mot du Sud, le bleu guide la quête d'un paysage idéal [rappellent à ce propos les historiens de l’art]. L’heure bleue, ce moment d’intensification des couleurs qui se produit […/…] à l’annonce du crépuscule […/…] devient le moment privilégié par la nouvelle génération des symbolistes. […/…] L’heure bleue renvoie symboliquement à l’état d’âme des décadents. Elle est célébrée par les salons littéraires, où à travers les vitres du jardin d’hiver le regard embrasse un parc. » 38 Cette histoire littéraire du bleu est grandement redevable de l’essor de la villégiature. Sous son influence, elle donne naissance à un processus d’invention paysagère innovant, dont l’esthétique touche à l’abstraction. L’hétérogénéité des éléments qui composent un paysage vont être ainsi ramenés à un « plus petit dénominateur commun », en l’occurrence une couleur censée incarner la lumière. « Le bleu est la couleur typiquement céleste [écrit à ce propos KANDINSKY lors de son séjour azuréen]. Il apaise et calme en s’approfondissant. En glissant vers le noir, il se colore d’une tristesse qui dépasse l’humain […/…] A mesure qu’il s’éclaircit le bleu perd de sa sonorité […/…] il devient blanc. » 39
  3. Au tournant du XXe siècle, la couleur de la mer se densifie et le bleu dit "marine" envahit la palette des peintres azuréens. « Cela fera peut-être un peu crier les ennemis du bleu et du rose, car c'est justement cet éclat, cette lumière féerique que je m'attache à rendre », écrit ainsi MONET, lors de son séjour sur la Riviera. Cette irruption du bleu est particulièrement sensible chez CEZANNE, VAN GOGH, BONNARD ou MATISSE, et surtout chez DUFY qui est incontestablement le plus "azuréen" des peintres modernes. Cette histoire du bleu trouve parallèlement des racines régionales qui témoignent de ce jeu de miroirs qui caractérise la nature identitaire des processus paysagers. La ville de Toulouse est ainsi nommée depuis le XIIIe siècle le "pays de Cocagne", par allusion à ses industries textiles. A l'époque, la couleur dite de Cocagne est obtenue à partir du Pastel (ou Guède), une plante européenne cultivée dans la région. Les négociants marseillais vont par la suite la concurrencer, avec l'introduction d'une matière exotique plus rentable, l'Indigo ou Indigotier. Plus récemment, les villes voisines de Nîmes (Denim), et de Gênes (le Jean) vont consacrer internationalement le bleu dans l'histoire moderne du vêtement. 40
  4. De la Promenade des Anglais aux paysages de la Grèce ou de la Tunisie, en passant par la Costa Esmeralda espagnole, l'Azur est devenu désormais l’incarnation par excellence de la « méditerranéité ». L’histoire de cette imagerie fondatrice révèle de manière exemplaire la nature du projet touristique et aide à comprendre sa permanence. 41 Au début du XX° siècle, le tourisme climatérique touche en effet à sa fin. Les croyances relatives aux vertus salutaires des climats perdent alors leur caution médicale. Le corpus sur lequel repose notre étude s’arrête à cette époque. Le tourisme connaît pourtant des développements majeurs par la suite, sous des formes nouvelles mais largement redevables de l’héritage de la climatothérapie. Ces évolutions s’expliquent en grande partie par l’impact identitaire des représentations élaborées dans le cadre de la villégiature. Loin des références historiques ou académiques, elles se réclament en effet d’éléments existentiels, voire intimes, un style de vie, un climat, une cuisine, une lumière ou un paysage. Elles rassemblent ainsi tous les ingrédients qui vont donner naissance au marketing touristique moderne. L’exemple de la Côte d’Azur, où l’émergence des identités accompagne celle du tourisme, permet de mieux comprendre leur impact dans la construction des formes contemporaines de leurs expressions.

 

4. CONCLUSION

Les mutations du tourisme et l’héritage de l’urbanisme de station

  1. Les vertus thérapeutiques attribuées aux climats marins, chauds et d’altitude sont à l’origine des destinations fondatrices du tourisme moderne, la mer, la montagne et le soleil. On est en droit de s’interroger sur cette permanence. Elle s’explique en partie par le poids de l’institution et notamment des infrastructures qu’elle a mis en place tout au long du XIXème siècle, servies par des moyens financiers dont on a décrit l’importance. La panoplie des loisirs mondains issus de l’antique institution du thermalisme, offre assurément le meilleur exemple de l’impact exercé par la villégiature climatérique sur le tourisme contemporain et à travers lui, sur nos sociétés modernes. Les distractions climato-thérapiques continuent ainsi d’occuper une place éminente dans ses pratiques et notamment dans l’architecture ostentatoire et mondaine des hôtels, villas et palaces. Elles ont par ailleurs donné naissance aux principaux sports modernes et à leurs grandes messes identitaires, du football, au tennis, en passant par le cricket, le golf, l'archery, le bowling, le patinage et la natation. Elles ont aussi influencé des activités plus traditionnelles comme la chasse, la pêche ou l'équitation. Ses préoccupations hygiéniques demeurent de même toujours aussi vivaces. Si leur caractère thérapeutique s’est fortement atténué, elles ont par contre profondément révolutionné nos modes de vie. C’est notamment le cas de l’institutionnalisation des vacances et du caractère salutaire qu’on leur attribue. Il en va de même de la longue durée des séjours, avec ses installations saisonnières et parfois définitives, lesquelles ont donné naissance au phénomène de la résidence secondaire ou à la migration massive des retraités. La climatothérapie a encore conduit à une réhabilitation des valeurs de la mer et du soleil, dont les loisirs balnéaires sont les héritiers directs, de même que le tourisme de montagne avec les « sports d’hiver ».
  2. Ces destinations touristiques majeures sont particulièrement redevables des infrastructures inventées au siècle dernier sur la Côte d’Azur et dans les Alpes. Leurs préoccupations hygiéniques demeurent d’une grande actualité avec le revival récent de la thalassothérapie, de l’hydrothérapie. et de l'héliothérapie. Toujours objet de polémiques relatives à son influence sur la santé, la forte méfiance inspirée par le soleil continue, de manière tout aussi ambiguë, à nourrir les préjugés socio-culturels attachés à la couleur de la peau. Les valeurs esthétiques reconnues au bronzage restent ainsi perçues soit comme le stigmate d’une origine sociale populaire, soit comme l’indice d’une bonne santé, malgré les réticences manifestées par le corps médical. Elles sont en tout cas à l’origine de la démocratisation du tourisme, avec l’instauration des « congés payés ». L’impact du tourisme déborde donc largement le seul domaine du paysage et de ses représentations. Avec l’invention du modèle de l’urbanisme « intégré » et la diffusion de ses innovations architecturales, le tourisme de station est ainsi devenu un modèle majeur de développement pour nombre de pays, et pas nécessairement des plus pauvres. La pérennité du tourisme s’explique aussi par l’impact de la littérature climatérique sur l’élaboration des références symboliques qui ont servi et servent encore à la construction des identités. Cette dimension ressort plus particulièrement de l’histoire de la Côte d’Azur. Elle révèle la nature identitaire de ces représentations et éclaire leurs rapports aux pratiques perpétuant de nos jours cette fonction majeure de l’institution touristique, incarnée par les stratégies du patrimoine et les pratiques ostentatoires qui ont envahi notre univers quotidien.