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EXOTISME

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CHAPITRE VIII
SOMMAIRE
1. VOYAGEURS
2. NATURALISTES
3. TROPICALISATION
 

1. VOYAGEURS

L’invention de la Côte d’Azur

  1. « Cette zone du littoral méditerranéen […/…] qui s’étend de Hyères jusqu’à San Remo, a été chantée par les poètes, célébrée par les voyageurs, décrite par les écrivains, reproduite par les peintres, racontée et disséquée par les historiens, les géologues, les naturalistes et les archéologues ». Cet extrait d’un guide touristique de la fin du XIXe siècle 1, offre un bon résumé de l’histoire des inventions paysagères de la villégiature. Les naturalistes, les écrivains, les peintres et les illustrateurs se sont effectivement attachés, sous l’influence du tourisme naissant, à l’individualisation des éléments caractéristiques du paysage méditerranéen. On a cherché ici, dans une optique inspirée par les travaux des historiens du paysage, à mettre en parallèle les représentations et les réalisations paysagères de la villégiature, afin de mieux comprendre leur impact anthropologique sur les expressions contemporaines des identités et des appartenances.

L’héritage médiéval

  1. Pour mesurer la modernité des paysages de la villégiature, il faut prendre en compte l’héritage d'une époque où la Méditerranée et ses rivages font encore l’objet de représentations marquées par une réelle ambivalence. Elles relèvent à la fois de la méfiance traditionnelle inspirée par le monde marin, et de la fascination exercée par les réminiscences littéraires et artistiques de l'Antiquité. Dans la tradition biblique, la mer témoigne en effet du caractère inachevé de la création. La Genèse la décrit ainsi comme une substance primordiale, chaotique et indifférenciée. Précédant l'avènement de la civilisation, elle va jusqu’à s’y opposer, comme dans le récit du Déluge, qui en fait l’instrument du châtiment divin. Jusqu'au XVIIIe siècle, ces réminiscences alimentent une imagerie maléfique, renforcée par la littérature antique et ses descriptions de monstres, de combats, de tempêtes ou de naufrages. La mer est par ailleurs le vecteur redouté de toutes sortes de calamités, allant des invasions aux épidémies, tandis que les marins sont eux-mêmes atteints d’une maladie qui frappe les imaginations (le scorbut) par le fait qu’elle putréfie la chair des malades.
  2. Les représentations de la Méditerranée commencent à évoluer et à se diversifier sous les influences conjointes du tour et des développements de la villégiature climatique. A côté de la peinture des paysages de l’Antiquité et de la redécouverte de l'Orient par les Romantiques, l'émergence de destinations touristiques rurales, dépourvues de toute référence antique comme la Corse ou la Riviera, jouera un rôle majeur dans ces évolutions. Ces régions furent en effet le laboratoire où prit forme une imagerie exotique et orientalisante, dont le tourisme était à la fois le principal artisan et le premier bénéficiaire. En ce qui concerne la Riviera, cette confrontation entre artistes, agronomes, botanistes, agriculteurs et touristes, a donné naissance à un paysage d’une grande originalité. Dans le même temps, ces représentations allaient être l'objet, dans un jeu de miroir, d'une négociation et d'une réappropriation aux connotations identitaires. Les catégories de sur lesquelles elles reposent, l’exotisme et l’orientalisme occupent toujours, par leur universalisme, une place éminente dans les principales destinations du tourisme contemporain.

La littérature de voyage

  1. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que voient le jour les premières descriptions "édéniques" de la Méditerranée, autour de la célébration des paysages de la Corse et de la Côte d'Azur. Elles sont l'œuvre des voyageurs fortunés qui inventent le tourisme et ses itinéraires ritualisés et initiatiques. Sous l'impulsion de la littérature de voyage et des premiers guides climatériques, ces paysages vont dès lors connaître de profondes métamorphoses. Elles seront exemplaires, par leur impact et par l'ampleur de leur diffusion. Jusqu’à cette époque, les représentations de la Riviera étaient, comme dans l'ensemble du monde méditerranéen, plutôt maritimes que terrestres. Cette particularité s’explique par l'absence de routes littorales, obligeant les voyageurs à parcourir la région en felouque ou en tartane. Malgré leur superficialité, ces descriptions mettaient déjà en évidence les caractéristiques essentielles qui seront retenues par la suite, l’exotisme de sa végétation et le caractère méditerranéen de ses paysages. La future Côte d’Azur trouve donc assez tardivement place dans les récits des voyageurs. 2 L’une de ses premières descriptions, est celle d’un voyageur français, Michel de l’HOPITAL, qui fait brièvement part de son émerveillement devant la campagne niçoise 3. Au début du XVIIe siècle, un architecte allemand, Joseph FURTTENBACH consacre une vingtaine de pages à l’ensemble de la Riviera, insérées dans le journal d’un voyage en Italie. S'étant embarqué à Antibes, à bord d’une fregattina, il dépeint de manière assez sommaire les principales villes du littoral. Au cours de ce périple, il s'enthousiasme particulièrement devant le paysage offert par la campagne de San Remo, qui est selon lui une sorte de "Terre Promise", où les plus pauvres ne souffrent jamais de la faim car ils peuvent se nourrir des fruits qui poussent ici en abondance. 4
  2. Ce récit est suivi par celui d’un tourist anglais. Agé de 20 ans, John RAYMOND se rend lui aussi en Italie, en compagnie de son oncle John BARGRAVE. Les deux voyageurs embarquent de même à Antibes et font tout d’abord étape à Villefranche, pour échapper à un navire turc, avant de poursuivre leur course tout au long de la côte jusqu'à Gènes. Si les intérêts principaux de Raymond sont plutôt ceux d'un collectionneur antiquaire (son "Cabinet de Curiosités" est d’ailleurs conservé dans la Cathédrale de Canterbury), il est cependant loin d’être insensible au paysage azuréen. A côté des architectures et des antiquités (avec la description des trésors du Palais de Monaco et des "Cabinets de Curiosités" du Prince), il va ainsi s’intéresser aux mœurs, aux costumes et au climat de la région. 5 A la même époque, un voyageur français, DASSOUCY, mentionne les jardins exotiques du Palais du Prince de Monaco, tandis qu’un anonyme donne une liste intéressante, bien que succincte, des « Sept merveilles » de la Riviera. Outre la Maison de Savoie, les forteresses de Nice, de Finale et de Savone et le pèlerinage de Notre Dame de Laghet, elle comprend là encore les jardins de Monaco et les cultures exotiques de San Remo. 6 Quelques années plus tard Mme de SEVIGNE laisse à son tour une peinture idyllique du paysage niçois, où la description de sa végétation occupe une place privilégiée : « C’est le bel-air, mon cousin ! [s’exclame-t-elle devant le spectacle de ses cultures exotiques] toutes d’orangers, de lauriers roses, de grenadiers ! […/…] Jamais il ne s’est vu un aussi beau pays, ni si délicieux. » 7 Un tourist anglais en route vers l’Italie, relève lui aussi la douceur de son climat et l’exotisme de sa végétation. 8 Comme l’attestent ces quelques témoignages, une nouvelle sensibilité paysagère est bel et bien en train de voir le jour. Elle va se préciser au siècle suivant, sous l'influence des premiers développements du tourisme thérapeutique.

Les premières descriptions

  1. Au cours du XVIIIe siècle, les descriptions de la Côte d’Azur demeurent toujours aussi rares, mais deviennent plus détaillées. La peinture de sa végétation exotique et luxuriante va plus particulièrement s’imposer comme un leitmotiv. 9 Dans le même temps, s’affirme paradoxalement l’incompréhension suscitée par l’irréductibilité de son paysage agraire aux schémas habituels des voyageurs. Cette apparente contradiction n’est en fait que l’indice de la mise en œuvre d’un processus paysager, dont nous avons évoqué précédemment la nature et dont nous proposons à présent d’analyser les enjeux. Bien que visitant la région, au tout début du siècle, dans le but d’étudier ses fortifications, VAUBAN note ainsi que « le soleil de Saint-Paul [de Vence] est le plus beau de la Provence et le pays où croissent les plus belles oranges de toutes espèces. » 10. Francesco SCOTTO, qui est malgré son patronyme un jurisconsulte hollandais, consacre alors cinq chapitres de son récit de voyage en Italie à la Côte, un ouvrage qui est traduit en latin, en italien, en anglais et en français 11.
  2. Bien qu'essentiellement relatives à l'histoire, aux monuments et aux fortifications, ses descriptions ne manquent pas de relever l'exotisme de l'agriculture azuréenne, lequel attire de même l’attention de l’un des précurseurs du séjour thérapeutique, le médecin anglais Tobias SMOLETT : « Quand je regarde autour de moi, je crois vraiment à un enchantement [rapporte-t-il en ajoutant que] la petite campagne qui s’étend sous mes yeux est toute cultivée comme un jardin. D’ailleurs on ne voit dans la plaine que des jardins pleins d’arbres verdoyants, chargés d’oranges, de citrons, de cédrats et de bergamotes qui font un charmant tableau », sans oublier les œillets dont SMOLETT nous apprend qu’ils font déjà l’objet d’un commerce en direction de Turin, Paris et Londres. 12 Le français LALANDE publie à la même époque un récit de voyage en Italie, où l’on trouve la première description détaillée de ce « pays que la nature s’est plu à favoriser ». Elle servira de modèle à la littérature touristique du siècle suivant. 13 Si la Révolution entrave provisoirement l’essor du tourisme naissant, les rares voyageurs qui visitent la région ne tarissent pas d’éloges envers la beauté et l’exotisme de ses paysages et de sa végétation. Mme de GENLIS décrit ainsi la future station climatique de Menton, une ville « très agréable. Elle est située sur le bord de mer et l’on y trouve une quantité de citronniers et d’orangers dont l’air est embaumé. » 14
  3. Un obscur hivernant déclare de même jouir à Nice : « d'un magnifique spectacle. Il n'y a nulle part plus beau ciel, ni des promenades qui présentent de plus beaux points de vue […/…] On y rencontre partout l’olivier, le myrte, le citronnier, l’oranger et sur ses pas le thym, le romarin, le lavandin et la sauge […/…] autour des montagnes couvertes de jardins. » 15 Lors de son passage à Nice et à Menton, un touriste allemand contemporain estime pour sa part que « on a beau louer les environs de Paris […/…] je leur préfère la France Méridionale […/…] Quel délicieux climat ! Quelle situation enchanteresse ! C’est ici où l’on jouit d’un printemps perpétuel […/…] La nature ici elle est enchanteresse, divine, elle forme des véritables Champs Elysées. » 16 Consacré aux cultures exotiques de Hyères et à la douceur du climat niçois, le récit de voyage de LAVALLEE évoque lui aussi un « éternel printemps. Nice en Europe et Los Ryos dans l’Amérique Méridionale, voilà peut-être les deux asiles que les Dieux choisiraient, [ajoute-t-il non sans lyrisme] s’ils étaient réduits à descendre parmi les hommes. » 17 Au début du siècle suivant, le poète DELILLE consacre une vingtaine de vers de ses « Jardins » à la célébration de la campagne niçoise. « O Nice ! Heureux séjour, montagnes renommées. De lavande, de thym, de citrons parfumées » écrit-il ainsi dans un texte consacré par ailleurs à une réhabilitation enthousiaste du paysage marin de la Côte. 18

Désert ou paradis ?

  1. Malgré leur caractère sommaire, ces descriptions ont déjà individualisé les principales caractéristiques de la végétation azuréenne. Elles vont se multiplier et se systématiser avec l’apparition de la littérature climatérique. Des critiques voient toutefois le jour, traduisant l'émergence d'un processus d'invention paysagère dont les enjeux concernent, comme il se doit, la question du paysage rural. L’auteur des Voyages de la raison en Europe 19 se plaint ainsi, en 1772, de l’aridité des campagnes de la Côte d’Azur, auxquelles il préfère les paysages plus « agricoles » du Piémont. Il n’est pas le seul à partager cette opinion, les paysages piémontais (qui n’ont rien de méditerranéen), étant souvent cités pour leur qualité par les voyageurs de l’époque, par ailleurs fort critiques comme on l’a vu envers l’état de l’agriculture dans le reste de l’Italie. L’un d’eux décrit par exemple la Ligurie comme « une nature stérile  […/…] qui n’offre qu’une nudité aride ou un inutile habitat luxueux. » 20 Si SULZER, membre de l’Académie Berlinoise des Sciences, se montre plus sensible aux qualités du paysage azuréen, il avoue lui aussi les difficultés qu’il éprouve à comprendre l’esthétique de ses violents contrastes : « Le spectacle est d’une beauté surprenante |écrit-il à propos de la Baie des Anges, alors que dans le même temps il se déclare horrifié par] la côte inculte et hérissée de rochers » s’étendant de Nice à Menton. 21
  2. Bien qu'agronome, et voyageant dans le but de décrire l'état de l'agriculture en France et en Italie, Arthur Young exprime de même son incapacité à comprendre la nature méditerranéenne du paysage de la Côte : « Le jardinage qui chez nous n'est qu'un objet d'amusement devient ici un objet d'économie et de revenu, deux choses incompatibles [s’offusque-t-il du fait] qu’une scène de plaisir ne devrait pas former un objet de lucre ». Déplorant l’esthétique d’un paysage où la couleur des oliviers lui semble nuire au verdoiement des vallons, tandis que les murs qui entourent les jardins font obstacle à leur contemplation, Young reconnaît à son tour avoir éprouvé le besoin de franchir les Alpes pour jouir du paysage des plaines du Piémont. 22 Un voyageur français (anonyme), qui séjourne sur la Riviera à la même époque, regrette lui aussi l’omniprésence de l’olivier, « cet arbre triste avec son vert poudreux [qui] ne plaît qu’aux propriétaires. » S’indignant par ailleurs des pratiques des parfumeurs grassois, et notamment du spectacle des déchets malodorants de l’industrie du parfum, (« Je ne sais lieu du monde où l’odorat soit plus offensé que dans celui-ci »), il s’extasie cependant devant les cultures d’orangers, de citronniers, de figuiers ou de palmiers. 23 Au tournant du XIXe siècle, la physionomie générale du paysage azuréen est donc fixée dans ses grandes lignes, malgré les critiques relatives à ses pratiques agricoles qui révèlent, en fait, les enjeux urbanistiques du processus paysager. En quelques décennies, la littérature climatique va asseoir définitivement ses qualités, s’appuyant pour cela sur le développement des pratiques naturalistes que préconise le tourisme thérapeutique et sur le renouveau radical de l’espace agraire qu’il impulse simultanément.

 

2. NATURALISTES

L’essor des représentations paysagères

  1. Si les voyageurs ne s'intéressent aux paysages azuréens que tardivement, et le plus souvent de manière superficielle, la Côte fait par contre, dès le XVIe siècle, l'objet d'un intérêt soutenu de la part des naturalistes. Elle va ainsi attirer l’attention des botanistes italiens des Universités de Pise et de Padoue, des français de l'Université de Montpellier, ainsi que des agronomes italiens et hollandais. Les voyageurs savants et les érudits locaux collaborent dès lors étroitement à l'étude du climat et de la végétation de la région. Relayées par l’essor de la climatothérapie, ces collaborations allaient s’avérer déterminantes dans l'invention du paysage de la Côte d'Azur.

La Riviera des botanistes

  1. Le directeur du jardin Botanique de Pise, Francesco MALOCCHI, se rend ainsi dès 1599 sur la Riviera, à la recherche de plantes médicinales et de minéraux pour le compte de la Galerie de l'Université. Le jardin Botanique de Pise passe pour être le plus ancien d'Europe. Il a été fondé en 1543, deux ans avant celui de la ville voisine de Padoue. C’est un agronome italien, FERRARI, qui évoque pour la première fois les paysages de la Riviera. Publié en 1646, son ouvrage témoigne de l’impact encore vivant du merveilleux légendaire. Consacré aux trois grandes cultures d'agrumes de l'Italie, il attribue leur origine au passage dans la péninsule des trois Hespérides, lesquelles auraient introduit le cédratier sur le lac de Garde, l'oranger en Campanie et le citronnier sur la côte ligure ! 24 A la même époque le Jardin Botanique d’Amsterdam, qui possède déjà des collections d’agrumes, s’intéresse lui aussi à la végétation exotique de la Côte et plus particulièrement à sa tradition d’agrumiculture. 25 Au siècle suivant, c’est le médecin turinois Carlo ALLIONI, directeur du Jardin Botanique de Turin, qui initie l’étude moderne de la végétation régionale. Il s’appuie largement dans son entreprise sur des collaborations locales. 26 La région fait aussi l’objet, à la même époque, des représentations du Theatrum Sabaudiae. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre topographique, elle contribuera grandement à populariser dans toute l’Europe les paysages des Alpes et de la Riviera, grâce à ses vues panoramiques richement coloriées. Au delà de son caractère de commande consacrée aux principales forteresses de l’Etat alpin, l’ouvrage veut par ailleurs témoigner, par l’harmonie de ses paysages, d’un modèle de bon gouvernement inspiré des idées des Lumières. Le Theatrum va effectivement connaître un grand succès auprès des voyageurs éclairés, avec quelque six rééditions et traductions. 27
  2. Les contributions naturalistes vont dès lors s'élargir significativement, avec FAUJAS DE SAINT FOND, qui est un collègue de BUFFON, MARZARI PENCATI, lequel est affilié à la Société Genevoise d'Histoire Naturelle, ou encore les italiens VALLISNERI, PALLANZANI, SPADONI, etc. 28 L’intérêt que suscite la botanique a fait à cette époque le tour de l’Europe, grâce notamment à ROUSSEAU qui défend la pratique de la botanique « en plein air » contre celle des cabinets savants et des jardins « où l’on fait d’une occupation inutile et désintéressée, une activité dénaturée. » Le tourisme thérapeutique donne naissance, au siècle suivant, à un mouvement d’intérêt sans précédent pour les paysages de la Côte. Il reprend à son compte les préoccupations contradictoires des voyageurs, contribuant par son éclectisme à leur essor et à leur diffusion. Dans les premières décennies du XIXe siècle, on assiste ainsi à une investigation systématique des ressources naturelles des Alpes Maritimes, 29 où il est extrêmement difficile de distinguer les touristes des savants et les étrangers des autochtones. Sous l'impulsion de la villégiature, les paysages de la Côte attirent dans le même temps l'attention des artistes et des illustrateurs. Par leurs riches productions picturales, ces derniers allaient fixer définitivement son image et assurer sa diffusion dans l’ensemble de l'Europe. L'émergence de nouveaux procédés de reproduction vient par ailleurs perturber dans le même temps les conventions bien établies de la tradition paysagère.

Enchantement et féérie : les représentations picturales

  1. « Ici commence la féérie, en superbes actes et merveilleux tableaux. Elle a pour titre le Royaume du soleil, les décors en sont grandioses. Deux fées, la lumière et la couleur accomplissent des prodiges », écrit au début du XIX° siècle Constant de TOURS, se faisant le porte parole des peintres et des illustrateurs qui se sont massivement installés à Nice dans les années précédentes. 30 L’essor de la villégiature azuréenne, qui remonte à la fin du siècle précédent, s’accompagne en effet d’un réel mouvement d’intérêt pictural pour les paysages azuréens. 31 Il s’agit d’une nouveauté dans une région jusqu’alors pauvre en expressions artistiques, à l’exception d’une importante tradition d’art religieux primitif. La scène locale se résume alors à deux peintres de renom, Jean Honoré FRAGONARD, originaire de Grasse, qui a introduit quelques vues paysagères dans ses œuvres et Claude Joseph VERNET, originaire d’Avignon, lequel a peint quelques marines provençales. C’est ainsi un maître hollandais, le peintre VAN DERGHEM, qui réalise la première vue du paysage niçois, extrêmement diffusée, à l’occasion d’un voyage qui le conduisait en Italie.
  2. Les peintres qui parcourent alors la région se partagent entre les invalids en séjour thérapeutique, où l’on trouve à la fois des artistes de renoms et des amateurs se livrant à "l’aquarello-thérapie", les précepteurs venus en compagnie des hivernants pour donner des leçons de dessin à leurs enfants ainsi que les divers portraitistes et paysagistes professionnels, attirés par l'essor du marché touristique émergent. L’un des premiers illustrateurs du paysage niçois, Albanis de BEAUMONT, est ainsi le précepteur des enfants du Duc de Gloucester, auquel il dédicace un ouvrage rassemblant une douzaine d'aquarelles coloriées. On lui doit aussi une série de lithographies de la montagne niçoise qui connaît une importante diffusion. 32 A la même époque deux hivernantes,  Mary HARCOURT et Miss Scott of HARDEN, publient à leur tour leurs lithographies, tandis que les peintres BACLER D’ALBE et Giuseppe Pietro BAZETTI fournissent des vues « topographiques » de la région. 33
  3. Au début du XIXe siècle, le peintre français LOUVOIS relance la peinture des paysages azuréens, avec un album de lithographies comprenant « vingt vues dessinées d'après nature », essentiellement des panoramas du littoral et de la route des Alpes. 34 Son œuvre fait rapidement des émules, dans le temps où nombre d’artistes s’installent dans la région. Il s’agit alors, comme à Rome, Naples ou Venise, à la fois de peintres étrangers, installés sur la place ou voyageurs de passage, ainsi que d’autochtones stimulés par la demande touristique. Sous l’influence de ces derniers, une « école » artistique niçoise prend ainsi forme. L’un de ses principaux représentants est le peintre Joseph FRICERO. Il séjourne en 1824-1828 à Florence, puis au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Russie, où il enseigne la peinture aux demoiselles de la cour. Il épouse l’une d’elles et vit dès lors entre Nice et Saint-Petersbourg. Son œuvre picturale contribue grandement à la diffusion internationale des paysages azuréens. 35 A la même époque, s’affirme aussi une génération de paysagistes provençaux, dont les tenants sont Jean Antoine CONSTANTIN, Emile LOUBON et François Marius GRANET.
  4. A l’image de celui-ci, qui passe près de 17 ans à Rome, l’école provençale naissante est extrêmement redevable des influences du tour et notamment de la pratique de la peinture en extérieur. 36 Des peintres étrangers s’installent par ailleurs sur la Côte, à Marseille comme à Nice, les deux stations phares du tourisme azuréen. En quelques décennies, la région va ainsi connaître l’afflux d’artistes de renom. La scène internationale qui voit le jour présente là encore de grandes similitudes avec ses homologues italiennes. Comme dans le reste de l’Italie, ses représentants se consacrent essentiellement à la production de vues panoramiques ou folklorisantes, ainsi qu’à celle de portraits destinés aux hivernants. Il s'agit généralement, dans la tradition italo-touristique, d'aquarelles réalisées dans de petits formats. Quant aux influences entre les artistes étrangers et les autochtones, elles sont tout aussi affirmées. Dès 1820, Lancelot Théodore TURPIN, professeur de dessin de la reine Hortense, réalise ainsi des vues des villas, des jardins et des plages de Nice. Dans le même temps, l’influence italienne s’affirme avec l’arrivée de Paul Emile BARBERI, architecte et peintre romain, lequel ouvre une école d’art consacrée à la formation des fresquistes, orfèvres, ébénistes et autres corps de métiers indispensables au développement de la villégiature.
  5. Ses élèves se rendent parfois à Rome, pour étudier l’art touristique de la veduta, comme François BENSA. BARBERI aura de plus un impact direct sur la diffusion des paysages niçois, avec son Album ou souvenir du Comté de Nice. Dans ce bel ouvrage, richement illustré, il affirme explicitement son souci de peindre « dans le but de rappeler aux étrangers ces contrées délicieuses. » 37 William BROCKEDON publie alors les lithographies réalisées lors de son passage sur la Riviera 38, tandis qu’Auguste Xavier LEPRINCE effectue un séjour probablement thérapeutique, puisqu’il meurt à Nice. Le maître du paysage anglais, William TURNER, se rend à son tour à Marseille et à Nice, entre 1828 et 1840, réalisant une trentaine d’esquisses paysagères de la région. Dans les mêmes années, le français Louis Joseph LEGALL DUTERTRE s’installe à Nice pour enseigner la peinture, tandis que son compatriote Alexandre Gabriel DECAMPS hiverne à Hyères et fait une excursion sur la Côte niçoise, suivi de personnalités comme Jean-Baptiste COROT, JONGKIND ou encore Paul HUET. Accompagnant à Nice sa femme atteinte de la tuberculose, ce dernier retournera à plusieurs reprises sur la Riviera en séjour thérapeutique. 39

L'impact de l'illustration

  1. A partir de 1850, les ouvertures d’ateliers se multiplient dans la capitale azuréenne, passant d’une quinzaine à plus de cinquante à la fin du siècle. Louis GARNERAY, l’un des principaux peintres de marines français, ouvre ainsi un atelier niçois après un premier séjour dans la station voisine d’Antibes. Félix ZIEM l’imitera, avant de s’installer aux Martigues, dans un jardin orné de kiosques orientalisants où il fait de longs séjours, entrecoupés d’une croisière à Hyères à l’invitation du duc d’HAMILTON. Dans le même temps, des galeries ouvrent leurs portes, proposant aux hivernants un vaste choix d'objets d'art destinés à la décoration de leurs intérieurs. Des librairies-papeteries voient aussi le jour. Elles exposent les tableaux des artistes auxquels elles offrent des fournitures. Fondée dans l’esprit d’un club anglais, la librairie VISCONTI est un véritable cercle artistique, considéré par les hivernants comme « l’un des meilleurs et des plus vastes cabinets de lecture qui soient en Europe [proposant expositions, concerts et conférences] avec jouissance d’un gracieux petit jardin semi tropical. » 40. Le peintre français Paul DELAROCHE va jouer un grand rôle dans cet essor de la scène artistique niçoise, en recevant lors de ses séjours azuréens nombre d’artistes reconnus. 41 A la même époque, on note encore la présence de Gaspard HAUSER et d’Eugène DELACROIX, lui aussi en séjour thérapeutique, tandis que l’influence italienne continue de s’affirmer avec l’arrivée d’Ippolito CAFFI, un peintre de marines vénitien, qui s’installe à Nice pour enseigner la peinture et de Raffaele PONTREMOLI, originaire de Turin 42.
  2. Avec l’annexion de Nice à la France et l’impulsion qu’elle apporte au développement de sa vocation touristique, la colonie des peintres paysagistes installés sur la Côte d’Azur va encore s’étoffer. L’impact du climatisme concerne directement un grand nombre d’entre eux, et non des moindres, comme Eugène BOUDIN qui fait de fréquents séjours pour raisons de santé à Nice, Villefranche et Antibes, Jean Baptiste CARPEAUX qui effectue un séjour thérapeutique à Nice en 1875 et peint ses plages, ou encore Narcisse Virgile DIAZ DE LA PENA dont le séjour de santé à Menton connaîtra une issue fatale. 43 La production picturale azuréenne voit alors ses centres d’intérêt et sa diffusion s’élargir, avec l’essor des guides climatériques et des revues pittoresques comme Le Monde Illustré ou l’Illustration. 44 A côté de la lithographie, qui domine toujours le genre, le progrès des procédés de reproduction va en effet permettre à la peinture paysagère de toucher un large public. L’eau forte devient à la mode, 45 ainsi que la photographie, inventée à la même époque. Cette dernière occupera rapidement une situation privilégiée dans la promotion de l’imagerie touristique de la Riviera élaborée par les peintres et les illustrateurs. Sous l’influence conjointe des écrivains, des naturalistes, des artistes et des photographes, qui se sont attachés à un inventaire systématique de ses éléments constitutifs, la mer, la lumière et la flore, le paysage azuréen possède ainsi, au tournant du XX° siècle, une personnalité affirmée. Si les vues panoramiques “à l’italienne” demeurent toujours une constante stéréotypée, la mer occupe à présent de plus en plus de place dans leurs représentations, de même que la peinture de sa végétation. Un véritable exotisme végétal et méditerranéen a pris forme, au travers d’une simplification et d’une stylisation des représentations qui trouvent, dans un jeu de miroir, un écho significatif dans les évolutions contemporaines du paysage de la villégiature.

 

3.TROPICALISATION

Le renouveau du paysage

  1. « Connais-tu le pays  […/…] où fleurit l’oranger, Le pays des fruits d’or et des roses vermeilles, Où la brise est plus douce et l’oiseau plus léger, Où dans toute saison butinent les abeilles, Où palpite et sourit comme un bienfait de Dieu, Un éternel printemps sous un ciel toujours bleu. » Si la poésie naïve du RIVIERA GUIDE 46 ne manque pas de faire sourire, elle témoigne exemplairement de la genèse d’une imagerie paradisiaque qui continue de fonder le tourisme moderne. La riche production littéraire et picturale consacrée aux paysages de la Riviera a joué un rôle déterminant dans l’histoire de cette référence touristique incontournable. Les traditions culturales azuréennes rejoignaient en effet, par bien des aspects, les principales préoccupations des promoteurs du tourisme de stations. La végétation méditerranéenne de la région était ainsi présentée comme l’indice par excellence d'un climat chaud et salutaire, à une époque où les parcs et les jardins d'agrément occupaient une place centrale dans la panoplie thérapeutique du climatisme. Sous son influence, les paysages de ces régions allaient connaître de profondes mutations, dont les connotations identitaires sont abordées ci-dessous.

La question du paysage agraire

  1. A l’instar de toutes les inventions paysagères, l’exotisme azuréen s’est efforcé d’effacer les traces de l'agriculture dans le territoire. Les récriminations des voyageurs relatives aux "mauvaises habitudes" des paysans se sont ainsi multipliées avec l’essor de la villégiature. Individualisées par les voyageurs et les premiers touristes, les singularités du paysage agraire azuréen ont donné lieu à d’intéressants débats. Ils s’inscrivent dans le contexte d’une tradition agricole dont les principes, relevant d’un modèle typiquement méditerranéen, sont totalement étrangers à leurs commentateurs. Au-delà des critiques dont la littérature de voyage se fait l’écho, une étroite collaboration voit le jour entre les touristes et les agriculteurs, se traduisant par des expériences d’acclimatation et d'introduction de matériel végétatif menées à grande échelle. Elles vont déboucher sur une reconversion radicale de l'agriculture locale dans la production de plantes ”d'agrément”. Cette vaste entreprise de “tropicalisation” du littoral azuréen va donner naissance à un paysage dont la modernité demeure d’une grande actualité. 47
  2. Les descriptions des voyageurs s’attachent plus particulièrement dans ce domaine à l’une des caractéristiques majeures de l’agriculture locale, l’absence généralisée d’engrais compensée par une science élaborée de l’irrigation. Si SULZER déplore ainsi le manque d'initiative des paysans niçois, leur conservatisme, l'archaïsme de leur habitat, les cultures extensives de fèves et d'olives ou encore la rareté des fruits, il leur reconnaît par exemple un réel savoir-faire en matière d’optimisation des maigres ressources en sol et en eau, et notamment à propos de la question controversée de l'utilisation des engrais humains à des fins agricoles. 48 Elisée RECLUS fait lui aussi preuve, sur ce même sujet, d’un indiscutable relativisme culturel en rattachant l’emploi unanimement décrié par les touristes des engrais humains, à des pratiques orientales similaires : « La coutume pratiquée par les cultivateurs chinois de construire dans un coin de leurs champs ou de leurs jardins de petites caisses à l’usage des passants, est générale aussi dans la campagne de Nice [rappelle-t-il en ajoutant] qu’il est inutile de dire qu’un tel bon sens pratique des Niçois les expose aux sarcasmes des touristes. » 49 
  3. Les voyageurs s’attardent encore à la discussion d’une autre singularité majeure de l’agriculture méditerranéenne, sa maîtrise architecturale d’un régime pluvial particulièrement ingrat et irrégulier, dont les effets dévastateurs sont accentués par un relief extrêmement accidenté. Un voyageur américain, géologue de formation, qui s’avoue frappé par la stérilité du midi de la France, exprime ainsi son admiration pour l’art de la culture en terrasses caractéristique de la région. 50 Comme le rapporte à ce propos, au début du XIXe siècle, un manuscrit anonyme : « L’industrie de ces habitants est sans doute supérieure à tout ce que l’on connaît au monde en ce genre. Toutes les campagnes, même les plus fertiles, ne sont que maçonneries, qui soutiennent un peu de terre en escaliers, comme dans autant de pots. Les colons laborieux brisent les roches à l’aide de la poudre et de la masse, élevant des murs sans chaux sur le rebord des excavations d’où ils ont tiré ces rochers et avec les morceaux des pierres qu’ils ont rompues, mélangés au peu de terre qui se trouve avec ces cailloux, ils emplissent les vides, comme dans un pot, et y plantent la vigne et l’olivier. Au bout de quelque temps les années et les pluies ont ruiné les soutènements fragiles de ces campagnes, et ils sont contraints à répéter le même travail, allant souvent bien loin à extraire d’autres pierres pour suppléer à la corrosion que le temps a produit sur celles qu’il a ruinées. Tout ce travail peut paraître incroyable à qui ne le voit pas et les immenses oliveraies qui couvrent ce pays, toutes formées et soutenues de cette manière, sont un prodige d’activité et d’industrie agraire qui étonne le philosophe lorsqu’il y réfléchit. »  51
  4. Un autre thème de la littérature touristique tourne autour de la question des pratiques de cultures associées. Nombre de touristes “éclairés“ vont se montrer extrêmement sensibles à cette particularité de l’agriculture locale, que l’on considère de nos jours comme une caractéristique majeure de l’agriculture méditerranéenne. VAUBAN est l’un des premiers à relever, dès 1701, cette originalité des pratiques agricoles azuréennes. Bien que sommaire, sa description évoque indiscutablement un modèle méditerranéen, fondé sur l'autosuffisance, l'omniprésence de l'arboriculture et la pratique de la polyculture et de l'agroforesterie : « Ce territoire est couvert de vignes, d'oliviers et de figuiers, et l'on y voit communément de ces trois sortes de plantes, disposées par alignement, avec des blés entre les deux, de sorte que le même héritage porte du blé, du vin, des olives et des figues. » 52 A la suite de VAUBAN, le peintre britannique ALBANIS DE BEAUMONT donne de son côté une description des pratiques agro-forestières locales suffisamment précise pour permettre de les rattacher à celles de la coltora promiscua toscane : « Il y a alternativement une couche de blé et une couche de fèves, séparées par des allées de vignes qui sont entrelacées à différents arbres fruitiers, tels que des amandiers, figuiers, etc. De sorte que la terre [est] sans cesse cultivée et couverte d’oliviers, orangers, cédrats, grenadiers, lauriers et myrtes. » 53
  5. Cette description est confirmée par un autre artiste, le français LOUVOIS, dépeignant les plantations de mûriers « entrelacés jusqu'à leurs sommets par des ceps de vigne […/…] Ils sont plantés en allées, ainsi que les orangers, tandis que le terrain qu’ils ombragent est divisé par carrés semés de fèves, blé, pomme de terre, etc. Il n’existe pas une seule once de terre qui ne soit cultivée avec le plus grand soin [ajoutait-il] formant autant de jardins […/…] consacrés à l’utile; une allée servant uniquement à la promenade serait regardée comme un vol fait à l’agriculture. » 54 Giulio CAPPI va, quand à lui, révéler l’existence des cultures d’agrumes sous le couvert des oliviers, dont il condamne toutefois la pratique. 55 Malgré leur sensibilité à ces savoir-faire, les voyageurs s’avèrent en effet tout aussi incapables que les agronomes à rattacher l’originalité des paysages azuréens à un modèle méditerranéen. Gian-Maria PICCONE sera vraisemblablement le seul à avoir l’intuition qu’il s’agit là d’une véritable tradition agricole, qu’il dénommera « de Chiavari » en référence à la localité azuréenne du même nom. Elle est fondée selon lui sur la pratique des cultures associées, par opposition à la monoculture provençale de l’olivier : « La plaine, et en beaucoup d’endroits les collines les plus élevées présentent un spectacle délicieux  […/…] considéré par le voyageur comme le miracle de l’industrie génoise », écrit-il à ce propos. 56
  6. Agostino BIANCHI se livre dans le même temps à une analyse détaillée de l'agriculture locale, qui demeure sans équivalent connu. S'il met en évidence ses principes généraux, dont l'optimisation des ressources, des sols et des expositions, avec notamment une étude exemplaire de la pratique des cultures en terrasses, il ne réussit pas cependant à les rattacher à un modèle méditerranéen. 57 C’est en fait tout récemment que les agronomes ont compris l'originalité et l'unité des pratiques culturales méditerranéennes, avec notamment la redécouverte de la riche tradition de l'agronomie arabo-andalouse. Entre-temps, les promoteurs de la villégiature azuréenne surent en revanche largement tirer parti, de manière empirique, des savoir-faire des paysans du cru ainsi que des potentialités du terroir. Ces synergies allaient donner naissance au paysage moderne de la Côte d’Azur, et plus généralement à celui de la villégiature de stations.

Au pays des fruits d'or

  1. Les profondes mutations de l’espace agraire azuréen impulsées par la villégiature climatique, révèlent pleinement leur dimension d’invention paysagère dans leurs rapports aux traditions de l’agriculture locale. Sous l’influence de l'importante demande touristique, les cultures florales et horticoles vont ainsi envahir l'ensemble du littoral, se partageant entre les jardins d’ornements et la production de plantes destinées à l'industrie de la parfumerie. Ces innovations culturales rejoignent en fait les métamorphoses paysagères qui affectent alors une grande partie de l’Europe. Il s’agit là d'un même processus, visant à faire disparaître la vocation utilitaire du paysage agraire. Sur la Côte d’Azur, l’essor des jardins d’agrément et de l’horticulture en est la pièce maîtresse. L’image de luxe et d’exotisme orientalisant à laquelle elle donne naissance, va en effet servir d’emblème aux développements de la promotion touristique. C’est l’agrumiculture qui est, dans un premier temps, l'ambassadeur par excellence de la réputation climatique de la région. Il s’agit là d’une tradition fort ancienne et bien établie. Elle concerne, depuis le moyen-âge, l'ensemble du littoral azuréen, de Hyères sur la côte provençale à Finale sur la Riviera ligure. Servie par le voisinage de l'Université de Montpellier, la région de Hyères joue un rôle majeur dans l’histoire de la tropicalisation de la Côte d’Azur. Son orangeraie est en effet déjà célèbre dans l'Europe médiévale, de même que ses cultures de palmiers, de poivriers et d'autres plantes exotiques. Dès le XVIe siècle, François DESRUES rapporte par exemple que « en Yères, les cannes à sucre; le safran, le riz, le pastel y abondent en plusieurs lieux. » 58
  2. Au début du XIXe siècle, l'orangeraie hyéroise recense quelque vingt variétés d'orangers et trente et une de citronniers. Avec l'essor du tourisme thérapeutique, l'acclimatation connaît rapidement de nouveaux développements. Comme le précise à ce propos l'un des promoteurs de la villégiature hyéroise, « la production et le commerce des végétaux exotiques […/..] dans toutes les villes d’Europe […/…] ont contribué pour une grande part à répandre à l’Etranger la réputation du climat d’Hyères. » 59 Du côté italien, la région de Finale, proche des universités de Pise et de Florence, constitue l’autre grand centre historique de l’agrumiculture azuréenne. Les jardins d’Alizeri et de Piaggia, et surtout le jardin expérimental de GALLESIO auteur du premier traité scientifique consacré aux agrumes, sont abondamment décrits par les agronomes et les voyageurs. VALERY déclare ainsi que « Finale est  […/…] à la fois le Paradis Terrestre et le Jardin des Hespérides. » 60 On cultive en fait les agrumes dans l'ensemble des stations climatériques de la région, de San Remo à Grasse, en passant par Bordighera, Menton, Monaco, Villefranche, Antibes et Cannes. Ces cultures comprennent des plantes particulièrement délicates, comme le citronnier, dont les fruits sont l’objet d’un important négoce, ou encore le cédratier, destiné aux communautés juives de l’ensemble de l'Europe. Ces traditions culturales vont jouer un rôle majeur dans les métamorphoses du paysage azuréen impulsées par la villégiature.

Les jardins d'agrément

  1. Le renouveau de la très ancienne tradition d'acclimatation dont la Riviera est dépositaire, est largement redevable de l'essor du tourisme. Sous son impact, les jardins exotiques vont ainsi se multiplier sur l’ensemble du littoral, conduisant à l'invention d'un nouveau paysage. Il est toutefois difficile de faire la part des influences de la villégiature, de l'agriculture, de l'agronomie ou de la botanique dans ces évolutions. C’est notamment à Nice, où l'agrumiculture est attestée dès le XIVe siècle, que l'acclimatation connaît des développements majeurs, avec dès 1795 Jean François BERMOND, qui introduit entre autres plantes exotiques le bananier, la canne à sucre, la goyave et le cotonnier, ainsi que BOUYON et son jardinier CRUTI, ou encore le naturaliste RISSO avec ses jardins d’agrumes 61. Auteur du premier ouvrage d'ensemble consacré au genre citrus, ce dernier reçoit ainsi les visites de voyageurs savants comme CANDOLLE, CUVIER et LAMARCK. Autre grand centre traditionnel de l'agrumiculture et de l'acclimatation, la région de Grasse s’est spécialisée depuis le moyen-âge dans des cultures à destination de la parfumerie avec, outre la fleur d'oranger, la rose et le jasmin. Stimulée par la demande touristique, l'essor de la parfumerie grassoise conduit à des introductions massives de matériel végétatif, dont on ne connaît pas d’équivalent en Europe, ni dans aucune autre région du monde.
  2. C’est au début du XIXe siècle, que le botaniste Gustave THURET crée dans la ville voisine d’Antibes un jardin d'acclimatation, l’un des premiers de la Côte française en dehors des jardins historiques de Finale, Toulon et Montpellier. 62 Les jardins d’agrément se multiplient dès lors dans l’ensemble de la région avec l’essor de la station cannoise. 63 Sur la Riviera italienne, l’acclimatation se développe dans le même temps sous l’impulsion d’un aristocrate anglais ayant séjourné aux Indes, Lord HANBURY. Il fait pour cela l’acquisition de quelque dix-huit hectares de terrain en bord de mer, où il introduit des plantes importées d’Australie, d’Afrique du Sud, d’Inde, du Mexique, de Chine et du Japon. Son jardin devient rapidement le principal centre botanique de la région. Il aura par ailleurs un impact considérable sur l’agriculture locale, HANBURY formant les paysans du voisinage, qu’il emploie massivement, par des séjours à l’étranger et des échanges avec des jardiniers et botanistes du nord de l’Europe. Il fait ainsi appel à un paysagiste allemand, Ludwig Winter lequel développe plus particulièrement, avec la collaboration des agriculteurs locaux, la palmiculture et la floriculture, lesquelles vont en quelques décennies révolutionner le paysage agraire azuréen. 64
  3. Winter s’établit pour cela à Bordighera, une station climatique en pleine expansion. Elle possède alors, outre ses cultures d'agrumes, une importante palmeraie, fondée à la fin du moyen-âge et destinée à des productions rituelles à l’attention des fêtes religieuses juives et chrétiennes. On trouve aussi à Bordighera le plus ancien jardin d'acclimatation de la région. Créé par un négociant local, MORENO, à partir des plantes ramenées de ses voyages outre-mer, il prend rapidement place dans tous les guides touristiques. Initiée à Nice, notamment avec Alphonse KARR, la floriculture fera rapidement de cette région sa terre d’élection. 65 Par l’ampleur de ces réalisations, un nouveau paysage voit le jour. Les descriptions illustrées qu’en donnent les guides touristiques contribuent grandement à son élaboration et à sa diffusion. Les paysages de la villégiature deviennent dès lors l’emblème d’un exotisme méditerranéen et orientalisant. Dans le même temps, les jardins anglais s’ouvrent largement au public, sous l’influence d’HIRSCHFELD qui préconise dès la fin du XVIIIe siècle cette démocratisation, dans le souci que les classes sociales se réconcilient et se régénèrent au contact de la nature 66. L'invention du paysage azuréen rejoint ainsi les préoccupations philanthropiques du christianisme social et les conceptions hygiéniques du tourisme naissant. Elle va toutefois se singulariser par la dimension identitaire des représentations auxquelles elle donne le jour, dont l’invention de la Méditerranée demeure de nos jours l’ambassadeur par excellence.