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INTRODUCTION

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CHAPITRE I
SOMMAIRE
1. UN PHENOMENE DE SOCIETE
2. TOUR ET TOURISME
3. TOURISME ET GEOGRAPHES
4. LOISIR ET MARCHANDISE
5. UNE HISTOIRE CONTROVERSEE
6. TRADITION ET MODERNITE
7. L’EXEMPLE DE LA COTE D'AZUR
8. PAYSAGES, TERRITOIRES ET IDENTITES
 

1. UN PHENOMENE DE SOCIETE

Une science sans objet ?

  1. Il est d’usage d’introduire une recherche par la définition de son objet et par un résumé des travaux qui lui ont été consacrés. Une telle entreprise peut paraître superflue, s’agissant d’une institution aussi familière et aussi largement étudiée que le tourisme. D’innombrables missions, commissions, bureaux d'études et autres indices statistiques se sont en effet attachés à décrire et à quantifier un phénomène qui représente, par son ampleur, l‘une des institutions majeures de la modernité. La bibliographie qui lui est consacrée se chiffre en milliers de publications, sans parler des innombrables travaux consacrés à la littérature de voyage. Paradoxalement, malgré ces apparences d’exhaustivité, le tourisme semble échapper, de l’avis même de ses analystes, à toute tentative de définition : « L’élargissement des études sur le tourisme rend de plus en pus improbable une définition satisfaisante [de cette institution] et en fait un phénomène de plus en plus insaisissable » 1. On ne peut effectivement qu’être dérouté par l’extrême diversité de ses pratiques. Qu’ont donc en commun le balnéarisme, les sports d’hiver, le tourisme d'affaires ou le pèlerinage ? Et qu’est-ce qui les distingue des sphères traditionnelles de la vie sociale, comme la résidence secondaire, le loisir, le sport, l’industrie, le commerce ou la religion ? D’un point de vue institutionnel, on a à la fois affaire à une activité sévèrement encadrée et réglementée voire planifiée, et dans le même temps à un secteur relevant par excellence de l'initiative privée …Cette hétérogénéité du phénomène touristique trouve un écho dans les jugements dont il est l’objet. Vilipendé par les uns pour son caractère néo-colonial, le tourisme est défendu par d'autres comme un vecteur important d'échanges culturels, d'émancipation économique ou d'affirmation identitaire, voire même comme une incarnation de la modernité.
  2. La diversité de ces opinions se traduit par celle des approches qui leur correspondent, lesquelles contribuent elles aussi à multiplier les définitions et les interprétations de la réalité apparemment insaisissable que recouvre le terme de tourisme. Si les définitions du tourisme posent problème, sa dimension de phénomène de société semble au moins faire consensus. Le tourisme concernerait en effet près d’un milliard de personnes sur ses destinations internationales, auxquels s’ajoutent des flux nationaux nettement supérieurs mais difficilement quantifiables. Le phénomène touche à la fois l’Occident et le tiers monde, en passant par les ex pays socialistes où il a connu des développements importants et précoces. Il s’agirait même, si l’on en croit l’Organisation Mondiale du Tourisme, d’une institution appelée dans un prochain avenir à constituer le principal secteur économique de la planète. 2 Cet universalisme a conduit certains auteurs à rapprocher le tourisme de l’un des aspects majeurs de la modernité, celui des grandes migrations qui ont marqué durablement l’histoire contemporaine. Ce rapprochement masque toutefois des différenciations importantes. Qu’il s’agisse des lieux d’accueil ou de l’origine de ses principaux flux, le tourisme demeure en effet un phénomène essentiellement occidental. Il est d’ailleurs issu de la révolution industrielle, qui vit le jour au tournant du XIX° siècle en Europe et aux Etats-Unis, et plus particulièrement en Angleterre, principal foyer de son élaboration. Par ailleurs, l’essor des migrations touristiques correspond à un mouvement inverse en ce qui concerne les migrations de travail.

 

2. TOUR ET TOURISME

Une filiation problématique

  1. Bien que sa dénomination vienne d’un vieux vocable médiéval français, le tourisme prend forme sous l’influence des Britanniques, qui l’adoptent au XVIII° siècle pour désigner l’institution aristocratique du voyage en France et en Italie, le tour. Cette filiation historique est cependant loin de rendre compte de la diversité des pratiques que recouvre le tourisme contemporain. Ses caractéristiques innovantes ne se révèlent en effet qu’à la fin du XIX° siècle. En qualifiant le touriste de : « voyageur qui ne parcourt les pays que par curiosité et désœuvrement », les grands dictionnaires de l’époque, comme le LITTRE (ou le LAROUSSE) allaient faire dès lors, et pour longtemps, de la notion de loisir l’élément caractéristique de sa définition. La définition du tourisme s’est précisée et élargie de nos jours, sous l’influence de l’Organisation Mondiale du Tourisme. Elle prend désormais en compte la durée des séjours et la nature de leurs motivations. La durée du séjour permet tout d’abord de distinguer le touriste, dont le séjour comporte au moins une nuitée, de l’excursionniste, qui ne se déplace que le temps d’une journée. En ce qui concerne les motivations du séjour touristique, la plupart relèvent du loisir et se partagent entre l’agrément, la détente ou les vacances. Elles incluent cependant des déplacements d’ordre familial (visites à des parents ou à des amis), religieux, professionnel, studieux ou sanitaire. Cette typologie conduit toutefois, de par sa généralité, à nier la spécificité d’un phénomène dont elle est par ailleurs incapable de rendre compte d’une manière globale : « Selon cette définition, le tourisme apparaît à première vue comme résultant d’une simple démarche individuelle. Mais lorsque des personnes se déplacent chaque année pour des motifs semblables, il convient de replacer le phénomène dans un contexte plus global de société » relèvent à juste titre des auteurs qui se sont consacrés à l’histoire du tourisme. 3

 

3. TOURISME ET GEOGRAPHES

Migrations et mondialisation

  1. On pourrait être tenté de répondre à la question de la définition du tourisme de manière plus pragmatique, en constatant qu’il est par nature l'objet d'étude des géographes. Le problème de la confusion entre la science et son objet n’a pas échappé à ces derniers : « Faut-il considérer les Pérégrinations helléniques ou la Description de la Grèce de Pausanias comme un livre de géographie ou comme un guide de tourisme ? » se demande ainsi, non sans arguments, l’un des principaux analystes du phénomène. 4 Face à ce désordre épistémologique, les géographes ont proposé de rendre compte des différentes dimensions prises par le tourisme en tant qu’une : « activité liée aux loisirs qui appelle des déplacements saisonniers de population essentiellement urbaine vers des régions favorisées par leurs aptitudes naturelles à répondre à l’attente des touristes. » Au-delà de la mise en avant de sa dimension ludique, cette attention portée au caractère migratoire du tourisme est assurément du plus haut intérêt : « Avec le tourisme nous sommes bien passés d’un monde qui fédérait des sédentaires, à un autre qui superpose des transhumants. » note-t-on ainsi avec pertinence à propos d’un phénomène qui représente effectivement le plus important des courants migratoires contemporains. 5 Héritée de la civilisation médiévale, marquée par l’errance et le pèlerinage, cette dimension originale du tourisme relèverait-elle de l’influence des premières migrations internationales impulsées par le projet colonial ? 6
  2. Nous serons amenés à nous interroger plus longuement, sur les rapports que le tourisme entretient avec l’héritage de la tradition médiévale du pèlerinage. Bien qu’elle permette d’éclairer sa fonction, en montrant sa participation à la généralisation et à la mondialisation des échanges, la reconnaissance du caractère migratoire du tourisme est toutefois loin de régler le problème de sa définition. Les pratiques du tourisme échappent en effet à la catégorisation traditionnelle des phénomènes migratoires. Elles prennent place à la fois dans les migrations nationales ou internationales, de loisirs ou de travail et revêtent même parfois des formes proches de la diaspora. Les géographes ont aussi mis l’accent sur la dimension spatiale du tourisme. Ils ont surtout cherché, dans ce domaine, à définir ses pratiques comme des phénomènes globaux et quantifiables, en termes d'urbanisme et d'intégration économique : « La géographie du tourisme, appelée par certains auteurs géographie de la récréation, comporte d’une part un inventaire des régions d’accueil et de leurs équipements […/…] zones de plages, montagnes enneigées propres aux sports d’hiver, centres de cures ou de jeux, d’autre part l’étude des mouvements saisonniers des touristes. » 7 Qu’il s’agisse de l’étude des migrations touristiques ou de l’organisation territoriale d’une station, cette dimension territoriale a retenu toute notre attention. Elle rejoint en effet des préoccupations communes à l’ensemble des sciences sociales. 8

 

4. LOISIR ET MARCHANDISE

Tourisme et sociologie

  1. Le tourisme ne pouvait laisser indifférentes les sciences sociales, de par sa dimension de phénomène de société mais aussi par l’impact de ses préoccupations. Elles s’expriment notamment dans l’élaboration de leurs réflexions relatives à l'histoire des rapports entre les cultures et les civilisations, les villes et les campagnes, la tradition et la modernité. L’institution touristique continue d’ailleurs d’occuper une place déterminante dans les conceptions, les institutions et les pratiques de l’anthropologie. Elle a ainsi fait l'objet d'une multitude d'approches, qui se rejoignent pour souligner l’importance de son impact et la diversité des réalités qu'elle recouvre. De même que l’ensemble des sciences sociales, la sociologie n’a pas vu venir la démocratisation d’une institution originellement réservée à un public restreint d’aristocrates. Le tourisme demeure d’ailleurs le plus souvent perçu, chez les sociologues, comme un phénomène limité à la seule sphère des loisirs. En rupture avec la vie quotidienne et ses impératifs économiques ou marchands, cette dimension ludique est assurément l’une de ses caractéristiques majeures. Elle a été très tôt considérée comme une forme de revanche symbolique et ostentatoire de l'aristocratie déchue (ou en voie de déchéance). Le tourisme moderne constituerait, de ce point de vue, une ré-appropriation des prérogatives de l’ancienne classe dominante. Initiée par la bourgeoisie, elle se serait rapidement étendue à l’ensemble de la société, lors de sa démocratisation massive dans les premières décennies du XX° siècle. 9
  2. Le tourisme allait dès lors être essentiellement envisagé par les sociologues comme : « un reflet de la civilisation des loisirs [dont il assumerait les trois fonctions] le délassement, le divertissement et le développement de la personnalité. » 10 S’il est effectivement établi que le tourisme a inauguré les pratiques du loisir 11, cette dimension ludique se heurte cependant à l’histoire de ses origines. Comme nous le verrons par la suite, le tourisme a été avant tout, et pendant longtemps, une institution médicale animée par des conceptions hygiénistes et sanitaires. Il est vrai que les promoteurs du tourisme thérapeutique prétendaient soigner le corps social dans son ensemble. Cette constatation ne suffit toutefois à expliquer l’évolution qui l’a conduit de l’hygiénisme vers le loisir. Le même problème se pose à propos de l’intégration du tourisme dans la sphère de l’économie marchande, alors qu’il se définit justement par son extériorité aux préoccupations marchandes, en tant que phénomène relevant du loisir : « Le tourisme peut-être défini comme l’échange d’une valeur économique (argent, usure de biens matériels) contre l’acquisition de valeurs culturelles (esthétiques, spirituelles, hédoniques) » 12 avancent à ce propos certains économistes.
  3. Cette dimension marchande du tourisme constitue toutefois, selon ses analystes, un phénomène délicat à appréhender, toujours à cause de la diversité de ses définitions et des difficultés rencontrées pour quantifier sa part dans les flux monétaires, les transports, l’hébergement, la restauration, les loisirs ou les services en général : « L’hétérogénéité du tourisme en tant qu’objet de consommation conduit (à la différence des autres branches de l’économie) à le définir par rapport au sujet; la production touristique étant celle qui satisfait les besoins des touristes. » 13  L’histoire des évolutions qui ont conduit le tourisme de l’hygiénisme au loisir, puis à la marchandise, forme l’objet de notre étude. Nous nous sommes toutefois efforcés, à l’instar des géographes, de replacer cette histoire dans sa dimension spatiale et territoriale. Si l’approche proposée par la sociologie rencontre de réelles difficultés à théoriser la marchandisation du tourisme, elle s’est par contre longuement attachée à la dénonciation de ses effets négatifs sur les sociétés locales et aux manifestations de rejet qui l’ont accompagné 14 : « Le système touristique va produire une colonisation douce » 15 relevait-on ainsi à propos des premiers développements du tourisme international. 16 Dans cette perspective, réductrice, le tourisme a été accusé d’être une forme d’impérialisme, les « colonies » touristiques étant assimilées à un prolongement du colonialisme, 17 tandis que le parallèle entre le touriste et l’immigré allait passer pour révéler la véritable nature d’un échange inégal.
  4. On lui reprocha notamment, non sans raisons, de donner du tiers monde une image théâtralisée, folklorisante, archaïque et spectaculaire, en réduisant les paysages et les hommes à des stéréotypes ethniques. Quand à son apologie de la rencontre et des vertus de l’hospitalité, elle a de même été interprétée comme un souci de transcender son statut marchand : « Dans le fond le tourisme est fait pour empêcher les gens de rencontrer les autres » écrivait à ce propos un sociologue. 18 La sociologie a tendance, depuis quelques temps, à relativiser ces griefs. On relève ainsi que les principaux foyers de la colonisation touristique, l’Europe et l’Amérique du Nord, sont aussi les principaux pays d’accueil des touristes. Le nomade n’a jamais bien été accueilli et le touriste n’échappe pas à la règle, rappellent par ailleurs les partisans d’une revalorisation du tourisme. 19 Entre loisir et marchandise, la sociologie du tourisme a le mérite d’avoir établi, malgré ses errances et ses contradictions, la fonction d’une institution dominée par les sociétés industrielles, et qui vise à l’intégration du reste du monde dans une économie fondée sur la marchandise : « Par le biais du tourisme, les sociétés locales participent aux réseaux économiques, sociaux et culturels qui se façonnent à l’échelle mondiale. » 20 Nous nous sommes plus particulièrement attachés, tout au long de cette recherche, à un exemple emblématique de cette intégration, le cas de la Côte d’Azur, à partir d’un riche corpus littéraire et iconographique qui fait largement appel à la contribution de l’histoire des représentations et des mentalités.

 

5. UNE HISTOIRE CONTROVERSEE

Antécédents et périodisation

  1. Si le tourisme est une institution moderne, il est aussi le produit d'une histoire et de la synthèse de diverses influences. On pourrait penser que le tourisme est plus facile à appréhender d’un point de vue historique. Il n'en est rien. Le tourisme pose autant de problèmes aux historiens qu’aux géographes ou aux sociologues. Ses antécédents sont en effet extrêmement hétéroclites, allant du thermalisme à la villégiature, en passant par les traditions du pèlerinage ou du voyage. Ces difficultés à faire l’histoire du tourisme et de ses antécédents, conçus comme les embryons d’une institution ultérieurement définie, proviennent peut-être du fait que le tourisme demeure de nos jours une institution en voie de formation. Pour certains historiens, les premières formes du tourisme seraient apparues dans les cités grecques. 21 D’autres affirment, dans une perspective voisine, qu’elles remonteraient à l’époque de l’Empire alexandrin et à la « complexification sociale » qui accompagna ses développements. Ces analyses reposent sur la prise en compte de la nature essentiellement urbaine du phénomène touristique, les sociétés « urbanisées et claustrophobes » de l’Antiquité ayant inventé en réaction l’exotisme. L’institutionnalisation du tourisme aurait ainsi vu le jour dans le monde romain.
  2. Alors que les Grecs s’étaient contentés de tracer la frontière avec les Barbares, l’expansion urbaine de la Rome antique aurait développé les figures majeures de l’exotisme, les jeux du cirque, les voyages d’études ou d’agrément en Grèce ou en Egypte, la villégiature estivale et le thermalisme avec ses plaisirs mondains. 22 Le moyen-âge allait par la suite reprendre et renouveler ces pratiques, avec les foires et les pèlerinages, le « tour de France » des Compagnons ou encore le « tourisme universitaire », qui donnèrent naissance au Continental tour des Britanniques. 23 Malgré leur apport indéniable à l’histoire de l’institution touristique, ces interprétations ont cependant pour principal défaut de conduire, contre toute évidence, à nier sa modernité. Des travaux historiques récents, consacrés à l’histoire des mentalités et des représentations, ont récemment contribué à offrir un éclairage nouveau sur la question 24. Ils ont été précédés par le développement des études consacrées à l’histoire du voyage et des voyageurs. 25 Aux théoriciens d’une périodisation sur la longue durée du phénomène touristique, ils opposent une histoire plus récente de ses origines. Les partisans de la modernité du tourisme, font ainsi remonter au XX° siècle la naissance du tourisme moderne. 26
  3. Il ne se serait véritablement développé qu’après la 2nde guerre mondiale, ajoutent-ils, en tant que réaction de fuite et de compensation face aux conditions de travail et aux nuisances de la civilisation industrielle : « C’est un fils de la vitesse et de la démocratie, qui s’intègre étroitement dans l’évolution industrielle dont il a du reste entièrement suivi les étapes. » allant de l’artisanat à l’industrialisation et à la mécanisation, font-ils valoir à l’appui de cette thèse. 27 Leur argumentation, qui s’appuie elle aussi sur la dimension urbaine du tourisme, repose sur le fait que la ville condense les valeurs d’une civilisation. La proportion de touristes, font ainsi remarquer leurs auteurs, est fortement liée à la taille d’une agglomération, passant de 50% pour une ville moyenne à quelques 80% pour une mégalopole des pays industrialisés. 28 Notre étude s’inscrit dans cette perspective, ainsi que dans celle des recherches actuelles consacrées à la dimension anthropologique du phénomène touristique. Elle nous a conduits à nous interroger plus spécifiquement sur les principales caractéristiques qui fondent son originalité et sa modernité.

 

6. TRADITION ET MODERNITE

Tourisme et anthropologie

  1. Le tourisme ne pouvait manquer d’intéresser l’anthropologie, par sa dimension interculturelle comme par sa place originale dans l'histoire des sciences sociales : « Quelle est la valeur anthropologique de ce nomade inscrit au cœur d’une évolution sociale profondément marquée par le cosmopolitisme et le développement des voyages internationaux ? » s’interroge-t-on ainsi, à propos de l’impact du phénomène touristique dans les sociétés contemporaines. 29 Il ne suffit pas effectivement de se contenter d’étudier les effets du tourisme sur les sociétés dites primitives ou arriérées. Il faut aussi s’attacher à son influence en retour sur les sociétés évoluées et notamment au fait : « que les signes du voyage imprègnent sans cesse davantage notre vie de tous les jours, que des gestes et des pratiques issus du nomadisme vacancier infiltrent la société sédentaire et ses discours. » 30 Dans cette perspective, l’institution touristique serait donc une sorte «d’interface», un lieu privilégié d’échanges, que certains sont allés jusqu’à comparer à la notion d’objet transitionnel chez les psychanalystes 31. « Le touriste n’est pas seulement un exportateur d’influence, il en est aussi un importateur [note-t-on ainsi à propos des] rites de ressouvenance, exhibition de photos, récits pittoresques parfois autour d’un repas [typique] », de l’impact du tourisme sur l’évolution des habitudes alimentaires, ou encore de l’apparition de la notion de « célibataire campeur » comme catégorie sociologique. 32
  2. On a de même cherché, dans une perspective voisine, à analyser le tourisme comme un simulacre de situations ou de représentations refoulées par la norme sociale : « Faute de pouvoir changer le monde, le tourisme change de monde. » 33 Afin de cerner les mécanismes de ces influences réciproques, l’anthropologie s’est par ailleurs proposé d’analyser les codes que le voyageur rend manifeste par son périple, et la transformation du monde en un vaste dispositif symbolique qu’ils entraînent. La vision du monde élaborée par le tourisme, implique en effet : « un imaginaire de l’espace qui donne sens à la circulation touristique et différencie ses tribus [par ses références aux] rites et cérémonies collectives […/…] qui manifestent son tribalisme. » 34 Une typologie des vacances opposant « nature et culture » a ainsi été proposée, pour classifier les pratiques touristiques. 35 Ces analyses ne sont pas sans rappeler l’approche des économistes, concernant la généralisation des échanges marchands à tous les aspects de la vie sociale et la mise en scène des rapports sociaux sous forme de spectacle qu’elle présuppose. Ces réflexions nous ont conduit à mettre au premier plan de nos préoccupations la dimension identitaire du phénomène touristique, au travers de l’étude des représentations élaborées sous son influence. Cette dimension identitaire du tourisme nous confrontera à notre tour, comme pour tous ceux qui se sont attachés à l’étude du tourisme, à la délicate question consistant à délimiter l’objet de notre étude. L’anthropologie n’a pas manqué de relever à ce propos la parenté des comportements du touriste et de l’anthropologue.
  3. Elle a par exemple montré que leur souci commun de préservation et de sauvegarde des coutumes, des paysages et des traditions, reposait sur une même vision nostalgique d’un passé idéalisé et mythique. 36 Elle a aussi mis en évidence les troublantes similitudes existant entre le guide touristique et l’informateur de l’ethnologue 37. Elle a encore montré l’impact de l’ethnographie dans la main mise des historiens de l’art (et des marchands) sur la «muséification» des cultures du tiers monde 38, dont les liens au tourisme sont bien établis, les œuvres authentiques étant dans les collections des musées occidentaux, tandis que leurs copies sont destinées aux touristes. Certains anthropologues sont même allés jusqu’à se demander si « le touriste et l’anthropologue, et plus encore le voyageur et l’ethnographe […/…] ne sont pas simplement deux branches plus ou moins distinctes du même arbre ? » 39 Aux origines de la discipline, le Manuel d’ethnographie de Marcel MAUSS est effectivement une transcription des « Instructions d’ethnographie descriptives à l’usage des voyageurs, administrateurs et missionnaires », 40 relèvent-ils en ajoutant que « le non ordinaire du touriste se vit dans l’ordinaire de l’hôte. » 41 Issus du même type de société, touristes et anthropologues se comporteraient tous deux en consommateurs des espaces qu’ils visitent et sur lesquels ils agissent, allant jusqu’à les transformer radicalement. 42. « Je hais les voyages » affirme Claude LEVI STRAUSS 43, se faisant l’écho de la distinction bien commode selon laquelle « le chercheur travaille, le touriste s’amuse ; l’un est payé, l’autre paie ; le premier produit, le second consomme. » 44
  4. Les anthropologues contemporains proposent a contrario de considérer l’ethnologue comme « un touriste subventionné [de même que] son double grimaçant, l’explorateur », 45 et le tourisme comme « une ethnologie de masse » 46, voire comme « le bouc émissaire pratique d’une anthropologie indispensable à l’interprétation de notre propre société. » 47 « Le tourisme transforme les autres en accessoires de théâtre que l’on peut photographier et collectionner. Et je ne suis pas sûr que l’ethnographie n’en fasse pas autant. » 48 Nous nous sommes contentés, pour notre part, de nous interroger sur les rapports entretenus par le tourisme érudit et le projet anthropologique, ou plutôt «anthropo-géographique», qui voit le jour à la même époque. Animés par des préoccupations voisines, ces voyageurs savants sont à la fois des touristes, des linguistes, des botanistes, des géographes, des ethnologues ou des historiens. Par sa dimension empirique, le caractère dilettante et amateur de leurs pratiques va jouer un rôle majeur dans l’essor contemporain des sciences sociales : « Le positivisme des enquêtes scientifiques [et la] quête impressionniste du paysage rare ou la contemplation des monuments historiques. » vont ainsi aboutir à deux types de discours, l’un scientifique, l’autre touristique. 49 On s’est attaché ici, dans une perspective ethnographique, à l’étude des pratiques, des discours et des représentations élaborées par les premiers touristes. A défaut d’une définition, nous avons été conduits à un essai d’interprétation de la nature et de la fonction sociale d’une institution majeure de la modernité.

 

7. L’EXEMPLE DE LA COTE D'AZUR

Epoques et régions étudiées

  1. On s’est principalement intéressé ici à l’étude des premières manifestations du tourisme moderne, c’est-à-dire à l’époque (récente) où il a commencé à se distinguer des pratiques du voyage et de la villégiature. Notre attention s’est plus particulièrement portée sur l’histoire de l’une de ses destinations fondatrices, la Côte d’Azur. Cette dénomination recouvre grosso modo les régions littorales qui vont de Marseille à Gènes (French et Italian Riviera). Nous nous sommes efforcés de les situer plus largement dans leur contexte géographique et historique, c’est à dire pour l’essentiel dans le cadre des frontières du monde transalpin, la Méditerranée et les Alpes. La période concernée par cette recherche s’étend de la seconde moitié du XVIII° siècle aux premières décennies du XX°, période qui voit la lente élaboration des formes contemporaines du tourisme. Nous avons fait essentiellement appel au riche corpus laissé par les inventeurs du tourisme azuréen. La documentation consultée compte quelques 200 ouvrages, généralement qualifiés de guides ou d’indicateurs.
  2. Nous nous sommes par ailleurs appuyés sur un grand nombre de travaux d’érudition consacrés à des thématiques spécialisées ou à des monographies locales, ce qui n’ôte rien à leur intérêt. 50 Cette abondante littérature intéresse plus spécialement l'ethnologie par la richesse de ses descriptions et le statut ambigu d’un genre qui oscille en permanence entre l'écriture et l'oralité, l’art et la science. A côté de ces témoignages littéraires, nous avons aussi pu faire appel à l’ensemble des pratiques, architecturales, paysagères ou hygiéniques, mises en œuvre dans le cadre de la villégiature, ainsi qu’à la vaste production iconographique élaborée sous son influence. Cette dernière allait vite se révéler comme l’une de ses principales caractéristiques et l’un de ses apports majeurs. La période abordée  va de la seconde moitié du XVII° siècle à l’entre deux guerres, une période inaugurée par le tour de Boswell (vers 1730) et qui se termine avec l’institution des congés payés (vers 1930). Ces deux siècles virent en effet la mise en place, l’individualisation puis la démocratisation de l’institution touristique. Cette périodisation, qui peut sembler un peu longue du point de vue des historiens, est celle de notre principale source documentaire, la littérature dite « climatothérapique ». Cette dimension thérapeutique du tourisme est un fait singulier, caractéristique de sa genèse. Inconnue auparavant, malgré quelques antécédents dont nous ferons l’histoire, elle disparaît tout aussi brutalement avec l’avènement du tourisme de masse.

 

8. PAYSAGES, TERRITOIRES ET IDENTITES

Tourisme et représentations

  1. La question des représentations territoriales élaborées par le tourisme est au cœur de cette recherche. Elle concerne plus particulièrement, au travers de l’exemple de la Côte d’Azur et d’autres régions méditerranéennes, les rapports complexes entretenus par la notion de territoire et l’expression des identités. Les voyages sont, depuis l’Antiquité, la source d’un renouveau permanent des représentations du monde. Ils ont donné naissance à l’élaboration d’une véritable géographie mythique, enrichie au cours du moyen-âge par la découverte et les premières explorations d’autres continents et d’autres civilisations. A partir de la Renaissance, le tour allait conduire à un renouveau radical des représentations du monde et de l’espace vécu, au travers de son apport à l’histoire des représentations du paysage. Dès la Renaissance, les artistes, peintres, illustrateurs, poètes ou écrivains s’associèrent ainsi aux premiers touristes, dans l’intérêt commun qu’ils portaient aux paysages de l’Italie. Le tourisme sut donner à ces synergies une place débordant le seul cadre de l’histoire de l’art et de la littérature. Les références au paysage allaient ainsi occuper une place majeure dans l'élaboration des ressources symboliques qui présidèrent à ses développements. 51
  2. On est même allé jusqu’à dire, à ce propos, que le tourisme repose pour l’essentiel sur une vision esthétique du territoire : « Comprendre le touriste, c’est aussi réinscrire la diversité de ses itinéraires et de ses comportements dans une cosmographie du voyage [qui présuppose] un imaginaire de l’espace. [Le touriste est en effet porteur] d’une vision du monde, une façon de voir, un code de perception à partir duquel il interprète les espaces […/…] un système de territoire symboliques […/…] la Carte du touriste », à l’image de la Carte du Tendre. 52 A la suite de la redéfinition brutale du statut et de l’utilisation des espaces qu’elles entraînèrent, ces représentations paysagères allaient rapidement interférer avec la genèse contemporaine des identités. Cette dimension identitaire du phénomène touristique est particulièrement sensible au travers du renouveau des valeurs attachées à la montagne et à la mer, qui accompagne l’incorporation de ces territoires fantasmatiques dans l’espace vécu : « Que recherche donc la villégiature balnéaire ? Non pas les réalités indigènes […/…] mais une scène, un décor, des rôles et des symboles » a-t-on par exemple relevé à propos du rejet des pêcheurs dans l’appropriation touristique de la plage. 53
  3. Comme nous le verrons, les inventions paysagères du tourisme débouchèrent sur l'élaboration d'un exotisme méditerranéen et orientalisant qui allait marquer durablement la modernité. Elles conduisirent pour une part tout aussi importante, à la folklorisation des identités régionales. 54 Le tourisme réécrivait ainsi la géographie imaginaire d’un monde dont les repères traditionnels avaient été profondément bouleversés. 55 Cette « cosmologie » moderne se construisit autour d’une relecture et d’une mise en scène des trois espaces issus de la géographie mythique chrétienne, opposant les espaces humanisés de la ville et de la campagne aux « déserts », forêts, côtes ou montagnes, lesquels représentaient alors une variante du « voyage dans l’au-delà ». 56 L’imagerie touristique contemporaine repose toujours sur ces mêmes procédés. En offrant la possibilité de varier considérablement les points de vue et de multiplier les regards, le développement des transports modernes, corollaire de celui du tourisme, joua un rôle majeur dans ce processus. 57.
  4. Derrière la stigmatisation du touriste comme mauvais voyageur : « l’idiot du voyage, [on allait ainsi assister à] la fin d’une idéologie : celle du regard unique […/…] L’univers du voyage [devenait] territoire d’une expérience universelle aux multiples regards […/…] portée par un même flux qui irrigue et reconstruit sans cesse notre vision du monde. » 58 La littérature des guides touristiques a occupé une place centrale dans ces évolutions. Elle a été à l’origine d’une véritable pédagogie de l’art de voyager, en donnant naissance à des modèles de comportements normalisés. A côté des références historiques, qui apportaient du sens aux descriptions des monuments et des sites et répondaient aux canons de l’esthétique picturale, les anecdotes plus personnelles, personnes rencontrées, incidents divers, etc., permettaient en effet de passer de l’expérience singulière à des comportements collectifs.  59 Le tourisme s’affirmait ainsi comme : « la généralisation d’un nouveau mode de connaissance, cérémonie d’initiation sans cesse recommencée, rite de découverte et de reconnaissance [au travers duquel] notre culture sauvegarde avant tout son imaginaire. » 60 C’est la nature de ce savoir touristique que nous avons cherché ici à mettre en évidence, dans ses manifestations à la fois populaires et savantes, au travers d’un jeu de miroirs qui participe aux expressions contemporaines des identités collectives.