La genèse du tourisme se déroule en plusieurs étapes. L’institution aristocratique du tour est la plus ancienne et lui a laissé son nom. Elle lui a aussi laissé l’héritage des Lumières, au travers des préoccupations hygiénistes et philanthropiques élaborées dans les villégiatures thermales et balnéaires. Ces évolutions parallèles de la villégiature thérapeutique allaient renouveler en profondeur l’institution du tour, avec l’émergence du climatérisme et plus particulièrement la théorisation des vertus thérapeutiques des climats chauds. La climatothérapie naissante correspondait à l’émergence de l’épidémie de tuberculose qui frappa alors le continent européen, et notamment ses élites. Le tourisme moderne vit ainsi le jour sous la forme d’une institution médicale, dont les principales infrastructures demeurent d’une étonnante actualité. Les chapitres qui suivent se proposent de décrire cette préhistoire du tourisme, dans les régions qui lui ont donné naissance, les rivages et les montagnes de l’Europe et plus particulièrement les régions méditerranéennes, françaises et italiennes, regroupées sous le terme de Riviera.
1. PELERINAGE ET ITINERANCE
Le Tour et les métamorphoses du voyage
- « Le voyage me semble un exercice profitable [écrit MONTAIGNE à l’époque où les grandes explorations sont en train de bouleverser les conceptions du monde héritées de l’Antiquité]. L’Ame y a une continuelle exercitation à remarquer des choses incongneues et nouvelles, et je ne sçache point meilleure escholle, comme i’ay dict souvent, à façonner la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’aultres vies, fantaisies et usances, et luy faire gouster une si perpétuelle variété de formes de nostre nature. » [MONTAIGNE Michel de, Essais suivis de sa correspondance…, ed. variorum, Paris, Charpentier, 1854, t.III, chap.IX, p97.] L’essor irrésistible des voyages de découverte allait largement confirmer le point de vue de l’auteur des Essais. Leur impact culturel conduira l’Occident à repenser les catégories traditionnelles qui fondaient jusqu’alors son identité. Le voyage est aussi à l’origine du tourisme moderne dont MONTAIGNE, qui a parcouru l’Europe à plusieurs reprises, est à bien des égards un précurseur.
Pèlerins
- Les premiers tourists sont les héritiers d’une tradition issue de la Renaissance, le voyage vers les grandes villes de France et d’Italie. Venus de toute l’Europe et par la suite des colonies du nouveau monde, il est alors difficile de les distinguer des émigrés, pèlerins, diplomates ou négociants qui fréquentent traditionnellement ces itinéraires. Les similitudes que le tourisme présente avec la tradition du pèlerinage ont conduit les historiens à s’interroger sur la nature des liens unissant ces deux institutions. [Voir notamment THEILMANN John M, « Medieval pilgrims and the origins of tourism », Journal of Popular Culture, 20(4), Great-Britain, 1987, pp93-102 ; URBAIN, L’idiot du voyage…, op. cit.; ou encore WOLFZETTEL Friedrich, Le discours du voyageur. Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France du Moyen Age au XVIII° siècle, Paris, Puf, 1996, pp10sq.] Ils ont plus particulièrement mis en parallèle l’importance occupée par les lieux de pèlerinage dans les destinations touristiques contemporaines, avec les itinéraires conduisant les pèlerins du moyen-âge vers la capitale de la Chrétienté, lesquels donnèrent naissance au tour. Ils ont aussi relevé l’importance des emprunts faits par les touristes auprès de ces mêmes pèlerins, pour une part importante de leurs rituels. Bien qu’indiscutables, ces similitudes sont trompeuses. Si l’on veut comprendre la véritable nature du tourisme, il faut plutôt s’attacher aux différences qu’il présente avec ce lointain ancêtre.
- En « revisitant » les formes traditionnelles du pèlerinage, l’invention du tourisme apporte en fait une contribution déterminante à la disparition d’une civilisation fondée sur les valeurs de la pérégrination. La société médiévale conçoit en effet la vie humaine comme une quête mystique de la « Jérusalem céleste », dont les pratiques du pèlerinage se doivent d’offrir une illustration privilégiée. A la recherche d’une patrie perdue, les pèlerins sont par nature étrangers aux préoccupations d’exotisme ou d’exploration qui animent les voyageurs. Le peu d’intérêt qu’ils portent aux pays traversés ressort de la pauvreté de leurs récits, limités à la simple description des itinéraires. Ils ne mentionnent jamais les territoires qui séparent les étapes de leurs périples. Seules les villes où ils doivent séjourner retiennent leur attention. Véritable terra incognita; la campagne n’est que synonyme de danger, de distance ou d’inconfort des routes et des chemins. Cette ignorance délibérée ne fait que traduire la dichotomie opposant la ville et la forêt qui structure les représentations médiévales du territoire. Attestant la prégnance des conventions qui ont jusqu’alors présidé aux pratiques du voyage, les récits des premiers touristes sont eux aussi dominés pendant longtemps, par l’itinéraire et sa description. L’investissement progressif de la campagne va marquer la naissance de la nouvelle institution et sa rupture avec la tradition du pèlerinage [Voir à ce propos URBAIN, op. cit., p115, et l’histoire de « l’invention du paysage » dans la seconde partie de cet ouvrage.].
Voyageurs
- Cette évolution des représentations est largement redevable de l’essor des voyages d’exploration et de leur impact sur la cosmographie héritée de la tradition chrétienne. Ses premières manifestations voient le jour très tôt, dès le XIII° siècle, avec l’appropriation intellectuelle de l’Asie et de sa riche civilisation. Le monde occidental est alors confronté à une civilisation inconnue de la tradition biblique, malgré son évidente antiquité. Face à cette découverte, qui remet profondément en cause la géographie mythique issue de l’Ancien Testament, on cherche tout d’abord à composer avec l’autorité des textes antiques. On propose par exemple de transférer en Orient le paradis terrestre ! Ces tentatives de conciliation débouchant rapidement sur une impasse, il va dès lors falloir se rabattre sur d’autres registres, dont celui du merveilleux. Exemplairement illustré par les descriptions des recueils de Mirabilia, sur le mode du fantastique et de la fantaisie, ce palliatif permet aux penseurs de la Renaissance de rester durablement fidèles à la vision traditionnelle du monde issue des textes sacrés. Le rejet du légendaire merveilleux est à l’origine d’un discours de voyage véritablement autonome. Malgré leur attachement aux conceptions traditionnelles héritées de l’Antiquité, les Humanistes de la Renaissance ont préparé cette rupture. Tout en restant dans un cadre intellectuellement acceptable, leur curiosité envers la sphère terrestre, « faite par Dieu mais pour l’Homme », ouvre en effet la porte à l’étude comparée des civilisations avec, dès le XVIe siècle, l’apparition des premiers récits de voyages aux Amériques.
- La découverte de ces sociétés « primitives », dont l’altérité est difficile à admettre même sur le registre du fantastique et du merveilleux, va avoir un impact considérable. Avec les récits des expéditions de COOK, BOUGAINVILLE ou LA PÉROUSE elle fournit aux Philosophes des Lumières, une riche documentation. Débordant le cadre conventionnel de l’imaginaire, elle permet l’élaboration de leurs réflexions sur la diversité des formes de gouvernement. [FRANTZ R.W, The English Traveller and the Movement of Ideas, 1660-1732, Un. of Nebraska, Universities Studies, Vol. 32-33, 1934.] Les grands voyages de découverte sont notamment à l’origine de la théorisation d’un concept fondamental de la philosophie politique anglaise, l’idée d’un « Etat de Nature ». Les interrogations des Philosophes rencontrent rapidement sur ce sujet les préoccupations des premiers tourists. On trouve un exemple manifeste de ces influences mutuelles chez LOCKE, qui est après GROTIUS et HOBBES, l’un des artisans majeurs de la révolution de la pensée politique européenne, avec la formulation du concept de « droit naturel » : « Il enrichit l’esprit, rectifie le jugement et les préjugés de l’éducation et forme les manières aristocratiques » [GUCHET Yves, Histoire des idées politiques, Paris, Colin, 1995, tI, pp355sq et BOYER Marc, L’invention du tourisme, Paris, Gallimard, 1996, p28.], estime ainsi LOCKE à propos du Continental tour qui fait suite à ses études de médecine à Oxford. C’est d’ailleurs au terme de ce périple, qu’il publie son œuvre majeure, les Traités sur le gouvernement civil. [LOCKE John, Traités sur le gouvernement civil, Londres, 1690.].
Tourists
- Il faut attendre le XVIII° siècle, pour que le tourisme affirme réellement son autonomie. C’est à cette époque qu’apparaissent (en Angleterre) les termes de tourism et de tourist. Paradoxalement, le tourisme va dès lors se démarquer de l’institution du tour qui lui a donné le jour, et renouveler en profondeur ses pratiques et ses préoccupations. Il est indispensable, pour comprendre l’originalité du tourisme, de s’attacher à l’étude de ces évolutions. Malgré l’origine anglo-saxonne de sa dénomination, le tour est en fait une institution commune à l’ensemble de l’aristocratie européenne [BURGESS Anthony, HASKELL Francis, Le grand siècle du voyage…, Paris, Albin Michel, 1968.]. Ses représentants les plus illustres sont ainsi des Suisses, des Allemands, des Français et même des Américains, parmi lesquels on peut citer ROUSSEAU, GOETHE, STENDAHL, Mme De STAEL ou encore Fenimore COOPER. Issues de la Renaissance italienne et de la redécouverte de l’héritage culturel de l’Antiquité, les visées du tour étaient à la fois éducatives, érudites et mondaines. En continuité apparente avec la tradition du pèlerinage, l’Italie est la destination privilégiée de ces nouveaux voyageurs. Elle est toutefois fortement concurrencée par le séjour parisien, lequel s’agrémente de la visite des villes voisines de Tours et de Poitiers, ainsi que de celles du Midi de la France, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux et surtout Lyon ou Nice, aux portes de l’Italie. Au cours de leur périple, les touristes font aussi halte en Hollande, en Allemagne ou en Suisse. A une époque où les chemins du tour recouvrent de plus en plus souvent ceux de l’exil, les idées circulent tout autant que les voyageurs, sur ces routes déjà consacrées par les traditions du commerce et du pèlerinage. Des personnalités éminentes comme ROUSSEAU, VOLTAIRE ou GIBBON ont ainsi trouvé refuge au long des étapes du voyage à l’Italie, où ils reçoivent régulièrement ses adeptes.
- A la fin du siècle, ces mêmes voyageurs vont soudain être confrontés aux événements qui agitent la France révolutionnaire. Leurs pratiques et leurs idées ne manqueront pas, comme on peut l’imaginer, d’être influencées par une telle effervescence. Destination « mythique » du tour, l’Italie attire les tourists pour les mêmes raisons, érudites, mondaines ou éducatives qui leur font parcourir la France de l’Ancien Régime. [Voir notamment HIBBERT, The Grand Tour, op. cit., et les riches travaux du Centre de Recherche sur le Voyage en Italie.] Son statut privilégié s’explique par le rôle fondateur joué par la Renaissance dans le renouveau de l’Occident chrétien. L’humanisme a en effet révolutionné la culture européenne, par son souci de concilier les traditions chrétiennes et classiques, l’antiquité et la modernité. L’Italie passe à juste titre pour avoir réussi cette gageure. La Rome plus que millénaire n’offre-t-elle pas l’illustration d’une exemplaire continuité culturelle, dont on ne connaît aucun équivalent en Europe, où l’histoire de la civilisation n’a en règle générale que quelques siècles d’existence ? Par l’omniprésence de ses vestiges monumentaux, l’Italie met à la portée du voyageur une illustration concrète de cette culture gréco-romaine, à laquelle la Renaissance a redonné ses lettres de noblesse. Elle permet ainsi aux adeptes du Grand Tour de confronter l’étude abstraite des « humanités », base de toute éducation de qualité, aux témoignages matériels et concrets, œuvres d’art et monuments, dépositaires de l’héritage antique. De par ses visées éducatives et leurs prolongements identitaires, la tradition du voyage à l’Italie aura un impact considérable sur la genèse du tourisme moderne. Sa dimension artistique et historicisante lui laisse notamment son attrait marqué pour les monuments et le monde méditerranéen. [CHEVALLIER R, « Le voyage archéologique au XVI° siècle », in Voyager à la Renaissance, Actes du Colloque de Tours, 30/6-13/7/1983, Paris, Maisonneuve & Larose, 1987, pp357-380, ainsi que MERCIER R, « Voyages et réflexion politique. Le relativisme vrai ou supposé des Lumières », in Modèles et moyens de la réflexion politique au XVIII° siècle, Actes du Colloque International de Lumières de l’Université des Lettres de Lille, 16-19/10/1973, Lille, Presses de l’Université, 1974, tI, pp19-35.] En développant le goût des Antiquités et les pratiques de la collection, elle va par ailleurs conduire l’histoire et l’archéologie à dominer pendant longtemps la littérature touristique.
Erudits
- Les premiers inventaires de monuments et d’œuvres d’art voient le jour avec l’Italie du tour. Répondant à l’universalisme du message chrétien, la question de l’héritage légué par l’Antiquité est à l’origine de la conscience d’un passé commun qui va fonder les idées modernes de patrimoine et d’identité. A la fin du moyen-âge, la conservation des témoignages du passé devient ainsi une préoccupation officielle en Italie. Elle débouche notamment sur la promulgation de lois destinées à empêcher la destruction des monuments antiques ou le pillage des tombes et des sépultures. Sous l’influence de ces préoccupations, une « société du pèlerinage » voit le jour. Ses évolutions marqueront durablement l’histoire de la civilisation occidentale. Elles ont comme théâtre la capitale de la chrétienté et pour acteurs les voyageurs, les pèlerins tout d’abord puis les touristes qui leur succèdent. L’acceptation de l’héritage antique pose en effet au monde chrétien un délicat problème de conscience, lequel sera résolu par une opération de sélection. En rupture avec les conceptions figées de la commémoration, elle inaugure les procédés modernes du patrimoine. On ne conservera ainsi que ce qui est jugé conforme au message évangélique ou ce qui l’annonce, le reste étant détruit ou bien revisité en tant que chef-d’œuvre artistique, apport scientifique ou simple curiosité.
- Aux sources de cette entreprise innovante de relecture de l’histoire, la capitale de la Chrétienté met en œuvre le premier exemple connu de législation relative à la protection du patrimoine. L’Empereur Charlemagne est ainsi contraint de demander au Vatican une autorisation de fouilles, en vue de l’extraction de marbres antiques. Le Pape Pie II interdit par la suite toute destruction des monuments et des vestiges de l’Antiquité, tandis que son successeur entreprend une politique de fouilles systématiques. C’est au cours du XVe siècle, alors que se manifestent les prémices du tour, que la Papauté institutionnalise cette politique patrimoniale, avec la création d’une administration spécifique des antiquités. Elle soumet à autorisation aussi bien les travaux de fouille que les simples relevés de monuments. Les premiers tourists prennent dès lors la relève de ces opérations d’inventaire et de conservation, en leur apportant le souci de la mise en scène ostentatoire qui fonde l’attitude patrimoniale moderne. Cette dimension centrale des politiques du patrimoine voit en effet le jour sous l’influence des peintres Hollandais et Flamands, lesquels s’attachent dès le XVIe siècle à la représentation des monuments de la Rome Antique. [Martin VAN HEEMSKERCK en fut le précurseur lors de son séjour à Rome entre 1532 et 1536. On se reportera à ce propos à MORTIER Roland, « Les voyageurs en Italie et le débat sur les institutions au XVIII° siècle », in Modèles et moyens de la réflexion politique au XVIII° siècle, Actes du Colloque International de Lumières de l’Université des Lettres de Lille, 16-19/10/1973, Lille, Presses de l’Université, 1974, tI, p44.] L’intérêt constant que portent dés lors les voyageurs aux Antiquités, conduit rapidement à la rupture entre les traditions du voyage et du pèlerinage et par là même, à la naissance du tourisme. Avec l’essor du tour, les guides antiquisants commencent ainsi, dès le XVIIIème siècle, à remplacer les descriptions des églises et des reliques [DINOLA Anna Lisa, « Dal pellegrinaggio alla gita turistica: un’analisi quantitativa delle guide di Roma », Dimensioni e Problemi della Ricerca Storica, n°1, Italie, 1989, pp 181-262.].
- En tant que pratique éminemment aristocratique, le tour a aussi pour objectif l’acquisition de manières mondaines et notamment de la pratique du français ou de l’italien, des langues alors jugées indispensables à l’achèvement d’une éducation classique. On séjourne fréquemment, pour cela, un an ou deux dans chacun de ces pays. Dans les guides destinés aux voyageurs, on trouve ainsi l’indication de la meilleure grammaire, des meilleurs livres d’histoire ou encore du Secrétaire de la cour ou du Secrétaire à la mode, lesquels donnent toutes les indications nécessaires à la rédaction d’un courrier. [GUILLEMINOT Geneviève, « Heurs et malheurs des jeunes voyageurs en France au XVI° siècle », in Voyager à la Renaissance, op. cit., pp179-192.] Ces occupations mondaines, ludiques et oisives vont elles aussi devenir l’une des caractéristiques majeures du tourisme émergent. Elles ne sont toutefois pas sans provoquer les récriminations des voyageurs érudits : « Sur cent [touristes] il n’y en a pas deux qui cherchent à s’instruire [ironise ainsi DUPATY], faire des lieues par terre ou par eaux, prendre du punch ou du thé dans des auberges, dire du mal de toutes les autres nations et vanter sans cesse la leur ; voilà ce que la foule des Anglais appelle voyager. » [DUPATY Président Jean Baptiste Mercier, Lettres sur l’Italie en 1785, Paris, De Senne, 1788, lettre XXVI.] DE BROSSES fait de même état du grand nombre de voyageurs « qui partiront de Rome sans avoir vu autre chose que des Anglais et sans savoir où est le Colisée. » [DE BROSSES Président, L’Italie il y a 100 ans, ou Lettres écrites d’Italie à quelques amis en 1739 et 1740, Paris, Levasseur, 1836, tII, p90, cité par HARDER Hermann, Le Président De Brosses et le voyage en Italie au XVIII° siècle, Genève, Slatkine, 1981, pp117-129.] Le tourisme va se montrer capable de concilier ces pratiques hétéroclites, entraînant par là même une profonde métamorphose de l’institution aristocratique du tour. Pour mener à bien cette entreprise, il sera grandement redevable des préoccupations universalistes mises en œuvre au siècle des Lumières. Largement relayées par les premiers développements du tourisme, elles contribueront en retour à assurer sa pérennité.
2. VOYAGER AU TEMPS DES LUMIERES
Des vertus philosophiques du voyage
- L’histoire du tourisme se distingue très tôt de celle du voyage, car d’autres préoccupations l’animent, celles de la modernité en gestation dans l’Europe des Lumières. Bien qu’elle soit richement documentée, cette « préhistoire » du tourisme n’est pas sans poser quelques problèmes, autour de la question des influences et des filiations. Les évolutions qui voient le jour sur les routes du tour, à la fin du XVIII° siècle, attestent de la naissance d’un nouvel état d’esprit chez les voyageurs. Elles doivent beaucoup à l’impact de la Philosophie des Lumières, qui a conduit les tourists à sortir des sentiers battus du pèlerinage antiquisant. La littérature du voyage nous a laissé un précieux témoignage de ce renouveau de l’institution éducative du tour, ne serait-ce que par le regain d’intérêt qu’elle allait soudainement connaître. Jusqu’au XVIII° siècle, le récit de voyage est en effet considéré comme un genre marginal. Recueil de lettres et de courriers, il reste d’ailleurs le plus souvent à l’état de manuscrit, comme c’est le cas par exemple des journaux de voyage de MONTAIGNE ou de MONTESQUIEU. Au XVIII° siècle, le journal de voyage va tout à coup devenir, sous l’influence des touristes, un genre à part entière dont le statut rivalisera même avec celui du roman. Outre son indéniable valeur littéraire, l’essor de la littérature de voyage s’explique avant tout par l’influence exercée par les interrogations philosophiques et sociales des Lumières sur l’élargissement de l’horizon des voyageurs. [DUCHET Michèle, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspero, 1971.]
Exilés
- Les vertus philosophiques du voyage ont été très tôt défendues par les premiers tourists. Ces voyageurs « éclairés » sont pour une grande partie d’entre eux des réformateurs et des libres penseurs. L’universalisme de leurs préoccupations va conduire à une rupture profonde avec le souci plutôt « identitaire » et conservateur de l’institution du tour. Cette irruption de l’altérité, dans les pratiques bien codifiées du voyage aux sources de la civilisation antique, contribuera à donner au tourisme son visage moderne. Les touristes qui parcourent l’Europe au XVIII° siècle, sont loin d’être, dans leur ensemble, des opposants ou des révolutionnaires. Leurs récits attestent cependant l’impact du monde de l’exil sur les préoccupations des voyageurs. A l’approche de la Révolution, les voyageurs et les exilés se rencontrent en effet de plus en plus fréquemment sur les chemins du tour. Alimentées par le bannissement systématique des adeptes des Lumières, de véritables colonies étrangères se sont ainsi multipliées sur les routes de l’Italie. Leur influence prend ses origines dans la tradition du voyage aristocratique, laquelle fait obligation au tourist, depuis BACON, [BACON, Of travel, 1612, commenté par ASH J, TURNER L, The Golden hordes…, op. cit, pp31-34.] de rencontrer des « personnalités éminentes ». « Vous vous épargnerez bien des erreurs si vous consultez l’homme instruit et expérimenté du pays [rappelle à ce sujet DIDEROT] L’entretien avec des hommes choisis dans diverses conditions [précise-t-il] vous instruira plus en deux matinées [qu’en] dix ans d’observations et de séjour. » [WOLFZETTEL, Le discours du voyageur…, op. cit., p224.]
- Aux érudits locaux, aux diplomates et aux aristocrates en disgrâce, viennent à présent s’ajouter les célébrités littéraires et philosophiques des Lumières. Les voyageurs ne manquent pas de rendre visite à ces personnalités éminentes, comme le note avec humour MONTESQUIEU, lors de son voyage en Italie, à propos des « Anglais [qui] viennent à Rome pour voir l’église de Saint Pierre, le Pape et le Prétendant » [MONTESQUIEU, Œuvres, t.II, p.1139, cité par WEILL F, « Voyages et curiosités politiques avant l’Encyclopédie : le voyage en Italie de Montesquieu et De Brosses », in Modèles et moyens de la réflexion politique au XVIII° siècle, op. cit., t.I, pp153-173.] ou encore le Révérend Père FOUQUET. Si Montesquieu juge de bon ton de se moquer des voyageurs britanniques, il trouve par contre tout à fait naturel de faire systématiquement état des échanges d’idées qui émaillent ses rencontres avec des personnalités ou des diplomates, lors de son périple italien. Les récits des voyageurs nous ont laissé un précieux témoignage de l’influence de ces rencontres informelles et de l’effervescence qui s’est alors emparée des adeptes du tour. L’innocence affectée par le voyageur permet en effet à la critique sociale de s’exprimer par les voies détournées du comparatisme. L’Italie des tourists va ainsi devenir une sorte de jeu de miroirs, où le lecteur trouve en fait un reflet de son propre pays et de ses institutions. Les voyageurs sont d’ailleurs rapidement mis sous surveillance, comme l’attestent les rapports des ambassadeurs et l’extension de la censure vers le simple courrier. Les recueils d’échanges épistolaires constituent en effet, à cette époque, la base de la littérature de voyage. [Dans ses Lettres (Œuvres, t.II, p233), citées par WEILL, Voyages et curiosités politiques…, op. cit., Lady MONTAGU fait ainsi allusion à la censure qui frappe le courrier des étrangers lors de ses séjours à Naples et à Turin, où elle se réjouit d’avoir pu « exceptionnellement » faire parvenir directement des lettres à son mari.]
Physiocrates
- Les préoccupations philosophiques, politiques, ethnologiques, économiques et sociales des Lumières ont joué un rôle majeur dans la genèse du tourisme moderne. [On se reportera à ce propos aux commentaires de BERTHO LAVENIR, La roue et le stylo, op. cit., pp46sq.] Conduisant dans un premier temps les voyageurs à sortir des itinéraires classiques du voyage antiquisant, elles vont par la suite contribuer à sa démocratisation. Au début du XVIII° siècle, ces préoccupations semblent encore peu courantes dans la littérature de voyage : « J’ai observé un grand silence […/:…] sur tout ce qui regarde la politique et le gouvernement des Etats » juge bon de préciser à ce propos l’auteur du guide MISSON. [MISSON Maximilien, Un Nouveau Voyage d’Italie fait en l’année 1688, Amsterdam, 1743, t.I, p14.] Les touristes n’hésitent plus, dans les décennies suivantes, à accorder toute leur attention à ces sujets tabous. En tant que loisir mondain, en apparence inoffensif et futile, le tour offre en effet un champ informel et marginal largement ouvert à des réflexions nouvelles. Il va rapidement s’affirmer comme un espace de liberté particulièrement propice à l’expression des idées et des pratiques de la modernité. L’impact des Lumières est plus particulièrement manifeste au travers de l’attention nouvelle que les Philosophes portent au monde rural. Avec l’essor de la démographie et de l’économie, les voyageurs vont dès lors s’intéresser à la question des rapports des villes au dépeuplement ou au surpeuplement des campagnes, ainsi qu’à l’état de l’agriculture, du commerce ou encore des transports. La multiplicité des Etats italiens se révèle particulièrement propice à ce type de réflexion, qui se fait l’écho d’une dimension centrale de la pensée des Lumières, la question de la nature et de la valeur comparée des différentes formes de gouvernement. Les récits des voyageurs commencent ainsi à s’attacher, de plus en plus systématiquement, à la question sociale que posent les Etats italiens ainsi qu’aux rapports entre les différentes classes qui les composent, aristocratie et bourgeoisie, artisans et paysans. L’apparition de ces thématiques socio-économiques se traduira par un profond renouvellement de la littérature du voyage.
Comparatistes
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La place de plus en plus importante occupée par l’Italie contemporaine, dans les récits des adeptes du tour, atteste à elle seule l’influence des idées des Lumières sur la naissance du tourisme moderne. [JONARD Norbert, L’Italie des Lumières. Histoire, Société et Culture du XIII° siècle italien, Paris, Champion, 1996, pp29-64.] L’ouvrage classique et régulièrement réactualisé de ROGISSAT, annonce ces évolutions dès le début du XVIII° siècle. Si la mention systématique des églises et des œuvres de l’art religieux rappelle encore la tradition médiévale du pèlerinage, elle s’enrichit à présent de notices relatives à l’économie, au commerce, à la politique et aux mœurs de l’Italie. Ces innovations sont aussi pour leur auteur, le prétexte à une mise en parallèle des modes de gouvernement italiens avec ceux de l’Allemagne et de la Hollande. [ROGISSAT, Les Délices de l’Italie ou description exacte de ce pays, de ses principales villes…, Paris, Charpentier, 1707.] La méthode va rapidement devenir une caractéristique majeure de la littérature de voyage de l’époque. MONTESQUIEU, qui parcourt l’Italie entre 1728 et 1731, est lui aussi un voyageur « éclairé ». Son journal, qui ne sera pas publié de son vivant, est certes loin de présenter la doctrine et le système d’analyse de l‘Esprit des Lois. On trouve cependant dans ses annotations nombre des thèmes majeurs qui seront développés vingt ans plus tard.
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Les observations italiennes de MONTESQUIEU s’attachent avant tout à la déchéance morale et économique de la noblesse. MONTESQUIEU s’indigne notamment de l’importance que tient le commerce auprès de l’aristocratie italienne : « Ils sont tous dans le commerce, le Doge est le premier marchand, tout cela fait les âmes du monde les plus basses », écrivait-il ainsi à l’occasion de son séjour génois. Il critiquait de même, lors de son passage à Naples, l’élévation sociale de la magistrature. « Il n’y a point de famille noble qui n’ait quelque petit emploi. Les emplois les plus vils en France sont exercés par des nobles » [MONTESQUIEU Charles Louis de, Voyages…, Bordeaux, Barckhausen, 1894-1896, tII, cité par WEILL, Voyages et curiosités politiques…, op. cit., pp153-173.], déplore-t-il encore lors de sa visite à Florence. La diversification des centres d’intérêts des voyageurs va s’affirmer au cours des décennies suivantes. Lors de son voyage en Italie, entre 1763 et 1764, l’Abbé COYER se fait explicitement l’écho des préoccupations comparatistes des Lumières, en rapportant que l’Italie rassemble (et permet donc de comparer) : « sur un territoire moins grand que l’Allemagne […/…] deux royaumes, plusieurs républiques, deux Doges-rois et un Pontife-roi » [COYER Abbé, Voyages d’Italie et de Hollande, Paris, Duschesnes, 1775, t.I, pp5 et 129, cité par MORTIER, Les voyageurs en Italie…, op. cit., tI, pp117-136, auquel on s’est aussi reporté pour les références à Duclos et Dupaty.]. Les réflexions de ce voyageur républicain, passionné par l’économie politique et acquis aux idées des philosophes, portent sur la démographie (la dépopulation) et le libéralisme de l’économie (le commerce et les ports francs). Il relève ainsi, lors de son passage à Livourne, l’esprit de tolérance qui anime la cité, lequel se traduit selon lui par l’intégration fort profitable des communautés non chrétiennes dans l’activité économique : « Les Turcs y ont une mosquée, les Juifs peuvent y acquérir des biens immeubles et ils y sont considérés et respectés. »
Sociologues
- Entre 1766 et 1767, le secrétaire de l’Académie Française parcourt à son tour la Péninsule, lors d’un voyage qui est en fait un exil forcé. Les œuvres d’art et les descriptions des villes occupent peu de place dans les préoccupations de ce voyageur éclairé, dont l’intérêt se porte plutôt sur les hommes et sur la critique sociale : [Les voyages présentent un grand intérêt philosophique, écrit ainsi DUCLOS, car] en faisant connaître d’autres gouvernements que le despotisme, [ils] ne lui sont pas favorables. » [DUCLOS Charles Pinot, Voyages en Italie ou Considérations sur l’iIalie par feu M…, Paris, Buisson, 1791, pp46, 67, 63, 26 et 126, cité par MORTIER, Les voyageurs en Italie…, op. cit. Voir aussi DUCLOS Charles Pinot, Considérations sur les mœurs de ce siècle, 1751, in Oeuvres complètes, rééd. Genève, Slatkine, 1968.] Le récit de son périple italien devra attendre la Révolution avant d’être publié. DUCLOS dénonce en effet l’influence néfaste de l’Eglise et la misère dans laquelle elle maintient le peuple, ainsi que son intolérance à propos de la censure des livres français. Il fustige aussi le poids que le clergé fait peser sur l’économie, n’hésitant pas à affirmer que : « Rome […/…] aurait grand besoin d’une régénération. » Malgré la virulence de ses critiques, DUCLOS reconnaît quelques qualités au gouvernement des Etats Pontificaux, comme la modernité de son urbanisme incarné par les innombrables fontaines qui embellissent la ville. Mais ce n’est en fait qu’un prétexte, lui servant à critiquer l’urbanisme parisien, où « l’on est réduit à puiser l’eau dans une rivière qui est l’égout général de la ville. » DUCLOS décrit encore, sous un angle comparatif, la variété des modes de gouvernements qu’il a pu observer lors de son séjour en Italie. L’attention particulière qu’il porte à la condition sociale de la paysannerie ressort plus particulièrement des remarques que lui inspire sa visite de Lucques: « Le gouvernement doit être bon [affirme-t-il à cette occasion] puisque les paysans s’en louent et que cette première classe des hommes, la plus nombreuse et la plus utile, est le seul thermomètre d’une bonne ou d’une mauvaise administration.
- DUCLOS relève dans le même esprit l’importance économique des classes moyennes] cette bourgeoisie d’une fortune honnête, sans opulence [et] qui vit sans faste. » Chez la plupart des voyageurs « éclairés », la critique sociale s’alimente en effet du spectacle de la misère et de l’anarchie politique de la péninsule : « La preuve de la vraie liberté d’un peuple est son bien être », écrit à ce propos DUCLOS. CARACIOLI rapporte de même, dans son Voyage de la Raison en Europe, que : « le voyageur qui ne donne qu’un coup d’œil est ébloui par ces magnifiques palais dont Gênes se glorifie. Mais un philosophe qui approfondit voit la misère malgré ces dehors. Les habitants […/…] des villages des environs ressemblent à des spectres. » [CARACIOLI Antoine, Voyage de la raison en Europe, Paris, Compiègne, 1772, cité par ASTENGO et alii, La scoperta della Riviera…, op.cit.] A la même époque paraît un récit de voyage anonyme, offrant une illustration exemplaire du souci comparatiste qui anime les voyageurs éclairés. Consacré aux « différences essentielles » entre les Etats européens : « le climat, la nourriture, les boissons, la qualité du paîs, la différence et certains principes de religion, celles de certaines maximes de gouvernement, celle d’une législation plus ou moins parfaite » [VOYAGES EN DIFFÉRENS PAYS DE L’EUROPE en 1774, 1775 et 1776 ou Lettres écrites de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Italie, de la Sicile et de Paris, Anonyme, La Haye, Plaat-Comp., 1777, t.II, cité par WOLFZETTEL, Le discours du voyageur…, op. cit., pp268sq.] cet ouvrage met systématiquement en parallèle les législations, l’industrie et les libertés de chaque pays traversé. Il aboutit ainsi à dénoncer l’arriération du commerce et de l’industrie dans les Principautés ecclésiastiques allemandes, ainsi que le pouvoir du clergé et son obscurantisme en France.
Illuminés
- Ces préoccupations vont plus particulièrement s’affirmer à l’approche de la Révolution. Elles trouveront leur aboutissement le plus exemplaire avec le récit du voyage italien du Président DUPATY [DUPATY; Lettres sur l’Italie…, op. cit., lettres III, XXII, XIV, XVI et XXIII, cité par MORTIER, Les voyageurs en Italie…, op. cit.], lequel connaîtra de nombreuses éditions. La fréquentation de VOLTAIRE, avec qui il entretient une correspondance suivie, explique l’intérêt manifeste porté par l’avocat général du Parlement de Bordeaux à la philosophie sociale. Maniant la polémique avec lyrisme et emphase, DUPATY ne cessera de dénoncer la misère, les injustices sociales et la corruption de la magistrature (à laquelle il appartient), soucieuse avant tout selon lui de maintenir les droits et les avantages des privilégiés. Son voyage en Italie est en fait un exil déguisé, bien qu’il soit officiellement envoyé en tant qu’expert en législation criminelle. De retour en France il s’emploiera d’ailleurs activement à défendre des réformes qui lui vaudront bien des inimitiés. DUPATY fait tout d’abord étape à Toulon, où il rend visite aux galériens, notant avec l’ironie qui le caractérise que les forçats « travaillent et on les paie. Chose horrible, il y a peut-être dix millions d’hommes en France qui seraient heureux d’être aux galères, s’ils n’y étaient pas condamnés. » Pour lever toute ambiguïté sur son propos, il s’empresse dans le même temps de dénoncer le scandale de l’incarcération des enfants des prisonniers : « J’ai vu plusieurs de ces enfants, et des larmes ont roulé dans mes yeux et l’indignation s’est allumée dans mon âme, et je ne me suis apaisé que dans l’espoir de ne pas mourir sans avoir dénoncé tous les crimes de notre législation criminelle. »
- De Toulon, DUPATY s’embarque pour Gênes, où il est horrifié par la misère, la mendicité et la délinquance du peuple, « une espèce mitoyenne entre les riches et les animaux : ils sont bien près de ces derniers. J’ai voulu goûter le pain de ces pauvres. Les animaux sont heureux |ironisait-il à nouveau sur le même thème en écrivant que} la pauvreté est telle que l’on trouve des miséreux qui se portent volontaires pour les galères afin d’échapper à la pauvreté et à la faim. » Il rapporte notamment s’être rendu à l’hôpital des malades incurables, au moment où l’on attendait la visite des autorités. Pour cacher l’indigence des lieux, on n’avait pas hésité à les décorer et à les parfumer pour l’occasion. DUPATY dénonce à ce propos ces notables, soucieux de défendre leurs privilèges, auxquels il attribue la responsabilité de la misère et de l’injustice dont il est le témoin au cours de son séjour : « La philosophie des nobles est toujours celle de Machiavel », écrit-il ainsi à propos du peu d’intérêt qu’ils lui semblent porter à la condition du peuple. S’il est loin de ressembler à un tourist conventionnel, DUPATY n’est pas pour autant un révolutionnaire, malgré la virulence de ses dénonciations. Il admire ainsi le gouvernement de la Toscane, exemple selon lui d’un « despotisme éclairé » empreint de l’esprit des Lumières, réduisant le poids des impôts et de l’armée, abolissant la peine de mort et s’appliquant à l’édification de routes, d’industries et d’hôpitaux. Comme le montrent ces quelques exemples, l’impact de ces préoccupations philosophiques et sociales déborde largement du seul cadre du voyage italien. Elles vont rapidement déboucher sur un véritable renouveau de la tradition du tour.
3. FRENCH TOUR ET REVOLUTION
Du voyage éclairé au tourisme révolutionnaire
- L’essor du « tourisme éclairé » est tout aussi important en direction de l’autre grande destination originelle du voyage aristocratique, la France. A l’image de son homologue italien, le French Tour est lui aussi une institution bien établie. Il attire de même une grande partie de l’aristocratie européenne, allant des Anglais aux Allemands et aux Russes, en passant par les Scandinaves et les Américains. Les préoccupations philosophiques et sociales, qui voient alors le jour chez les voyageurs italianisants, vont connaître des développements similaires chez les adeptes du tourisme français.
Anglais
- Traversant la France pour « hiverner » dans la région de Marseille, William WRAXALL (un voyageur anglais qui fut employé à la Compagnie des Indes) se montre ainsi particulièrement sensible à la misère de la condition paysanne. Il rapporte à ce propos « qu’il y a quelque chose de pauvre et de malpropre dans les demeures de ce peuple. La main de l’oppression se fait voir dans leurs habits, dans leurs chaumières et dans leur extérieur. Je ne vis aucun de ces paysans propres et jolis qui sont si communs dans nos villages les plus relégués. » WRAXALL s’indigne de même de l’inégalité sociale choquante qu’il a pu observer, à la vue de « la pauvreté et la misère extrême des paysans, au milieu d’un paradis délicieux produisant en abondance tous les agréments de la vie […/…] Je vois un château entouré de hameaux misérables, le luxe le plus raffiné contrastant avec l’indigence du peuple. » [WRAXALL Sir NW, Tournée dans les provinces occidentales, méridionales et intérieures de la France, Paris, 1777, d’après BABEAU, Les voyageurs en France…, op. cit.] A la même époque paraît le récit d’un autre voyageur anglais, John MOORE [MOORE Dr John, A view of society and manners in France and Italy, 1779-1781, Genève, 1781, cite par BABEAU, Ibid.], qui dénonce lui aussi un gouvernement maintenant le peuple dans l’oppression. Il attribue ainsi l’état déplorable des rues de Paris, sans trottoirs et peu éclairées, au despotisme qui expose le peuple à l’injustice et à l’insolence des puissants et néglige l’intérêt de la nation. Si les voyageurs sont moins nombreux à se rendre en France pendant la Révolution (on recense tout de même quelques cinq mille voyageurs anglais en France en 1789) [Un Club Révolutionnaire rassemblant Anglais, Ecossais et Irlandais est même créé dans la capitale rapporte GERBOD Paul, Voyage au pays des mangeurs de grenouilles. La France vue par les Britanniques du XVIII° siècle à nos jours, Paris, Albin Michel, 1991, pp38sq.], leurs préoccupations sociales sont par contre extrêmement affirmées.
- La question sociale est ainsi au cœur des réflexions d’Arthur YOUNG, un agronome britannique, pour qui la France sert à l’image de l’Italie de prétexte à la critique politique comparative : « Nous nous laissons trop entraîner à nos penchants haineux contre les Français […/…] pour moi, je vois bien des raisons pour les estimer [affirme YOUNG qui préfère attribuer les défauts des Français à leur gouvernement. Cependant, nuance-t-il] ce gouvernement est encore après le nôtre le plus doux de ceux d’Europe. […/…] Impossible de ne pas reconnaître la douceur du gouvernement français, tempéré par la douceur des mœurs nationales […/…] libéral en comparaison des autres. » [YOUNG Arthur, Travels in France during 1787, 1788, 1789, London, Betham Edwards, 1789, d’après BABEAU, Ibid.] Parmi ces « touristes révolutionnaires », on se doit de citer la figure haute en couleurs du capitaine Philipp THICKNESS, qui inaugure une tradition « d’excentricité » typique des voyageurs britanniques [THICKNESS Philipp, Useful Hints to those who make Tour of France in a Series of Letters, London, 1766, et Year’s Journey through France, London, 1777, d’après KEAY John, Voyageurs excentriques, Paris, Payot, 1991, pp13-50.]. Connu en Angleterre pour ses provocations, ses duels, procès et pamphlets (il rapporte par exemple dans ses Mémoires avoir payé ses études à Westminster en se prostituant auprès de ses pairs !), cet aristocrate désargenté a tout d’abord envisagé une carrière médicale. Elle ne dépassera pas un stage chez un apothicaire, qui lui permet de découvrir les vertus médicinales de l’opium, dont il devient dès lors un adepte assidu. A l’âge de seize ans, THICKNESS choisit d’émigrer vers les colonies du Nouveau-Monde, où il est vivement impressionné par la rencontre des Indiens, dont il apprend la langue et va jusqu’à partager le mode de vie :
- « Si l’Etre incompréhensible qui m’a donné le souffle avait daigné conseiller mon esprit quant à la race mortelle dont j’eusse choisi la chair [écrit-il à ce propos] il ne fait guère de doutes que j’aurais préféré le mode d’existence des indiens à tous les autres que j’ai jusqu’à présent rencontré dans nos sociétés civilisées ». THICKNESS poursuit une carrière militaire tout aussi atypique en Jamaïque, où il prend parti pour les droits des esclaves… alors qu’il est en charge de leur répression ! A la suite de ses innombrables démêlées avec la justice de son pays, THICKNESS est contraint à la fin de sa vie de s’exiler sur le Continent. Il débarque ainsi à Calais en compagnie de sa femme, de ses filles, d’un perroquet, d’un épagneul, d’un singe et d’instruments de musique, lesquels donnent à son équipée l’apparence d’un voyage de romanichels. Le récit de son voyage connaît un réel succès, avec des traductions en français et en allemand. Dans les années suivantes, THICKNESS retourne en France et publie un nouvel ouvrage tout aussi apprécié. Il va par la suite s’enthousiasmer pour la Révolution française, n’hésitant pas à se rendre à Paris à l’âge respectable de 72 ans ! Séduit par l’atmosphère de la capitale, il y revient l’année suivante mais décède au cours du voyage.
Allemands et Russes
- Parmi les voyageurs éclairés qui fréquentent la France révolutionnaire, on trouve aussi des touristes allemands, comme le Baron Sigismond de ROTHENHAHN : « La nation française, son caractère, ses mœurs, ses usages fournissent ample matière aux réflexions du philosophe. […/…] Particulièrement en ce moment, la France entière offre le plus grand intérêt par sa révolution subite […/…] hommage au génie divin de la Philosophie » [ROTHENHAHN Baron Sigismond de, Voyage fait en MDCCXC dans une partie de la France et de l’Italie…, s.l., s.d, p1.] écrit-il en commentaire de ses longues descriptions des Clubs révolutionnaires et des cérémonies du 14 juillet, ainsi que des mérites comparés (avec l’Allemagne) de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Les voyageurs russes sont eux aussi des adeptes assidus du French Tour. A la fin du XVIII° siècle, ils ont ainsi à Paris leurs quartiers et leurs hôtels. [MERCIER Louis Sébastien, Tableau de Paris pendant la Révolution, Amsterdam, 1782-1788, et JULESVERCOURT Paul, Les Russes à Paris, Paris, 1843.] L’importance de cette implantation jouera un rôle majeur, au siècle suivant, dans la naissance du tourisme azuréen, comme dans l’impact de la Révolution française en Russie. La colonie russe témoigne d’un fort attachement à la culture française. Parlant couramment le français, les Russes fréquentent les salons et les bibliothèques, partageant leurs séjours entre la visite des monuments et les séances de la Chambre des Députés ou celles de l’Académie Française. [Le poète et historien KARAMZINE laisse notamment un précieux témoignage de son périple à travers la France révolutionnaire : KARAMZINE N.M., Lettres d’un voyageur russe en France, en Allemagne et en Suisse, Paris, 1867.] : « Aujourd’hui pour les Russes, Paris et Petersbourg se touchent [écrit à ce propos un voyageur, ajoutant qu’en Russie] nous ne faisions que mener une existence de fait […/…] Notre vraie vie, notre vie intellectuelle et morale se passait en France. » [VIAMZESKY P.A., Vieux calepins, Léningrad, 1929, tI, p113, cité dans LES RUSSES DÉCOUVRENT LA FRANCE AU XVIII° ET AU XIX° SIECLE, Anthologie, Paris, Ed du Progrès, 1990, pp3-13.] Les touristes russes se rendent par ailleurs en pèlerinage dans les lieux qu’ont fréquenté VOLTAIRE ou ROUSSEAU, à Cirey, à Ferney ou à Ermenonville : « Les voyageurs se hâtent de s’y rendre, pour voir ces lieux sanctifiés par la présence invisible du Génie, flâner dans les allées où le pied de ROUSSEAU a laissé trace, respirer l’air qu’il respira et verser sur sa tombe une tendre larme de mélancolie », rapporte ainsi BATIOUCKOV. [BATIOUCKOV C, Voyage au château de Cirey, p.307, cité dans Les Russes découvrent la France…, op. cit. ]
Américains
- Les Américains pratiquent eux aussi le voyage parisien, dans le souci éminemment touristic de terminer leurs études au contact de la culture du Vieux-Monde. Le plus souvent de culture hispanique, ils sont animés du même intérêt philosophique que les voyageurs russes ou anglo-saxons. Leurs études se déroulent en effet dans des collèges hispanisants qu’animent les grandes figures de l’exil, nombre d’opposants sud-américains ayant choisi de se réfugier à Paris, à la suite des troubles politiques qui ont accompagné la décomposition de l’empire espagnol. [Comme par exemple le général José SAN MARTIN, une figure majeure de l’indépendance du Chili. Voir à ce propos le témoignage de Benjamin VICUNA MACKENNA, rapporté par BERCHENKO Pablo, « Voyages en France et voyageurs français au Chili », Voyager aux XIX° et XX° siècles, in Actes du Colloque de l’Un. de Provence,1-3/12/1994, Aix-en-Provence, Pub. Université, 1998, pp72-85.] L’un de ces voyageurs sud-américains nous a laissé un témoignage éloquent des formes nouvelles du tour, au tout début du XIX° siècle : « Nous nous proposions de nous donner une leçon pratique de ce que nous avions autrefois appris dans les livres et les textes de classe […/…] Nous avions changé les vieux cahiers […/…] du collège pour le grand livre sur lequel nous allions contempler l’histoire et le présent des grandes nations […/…] La gloire parisienne jaillit des intelligences qu’elle éduque et qui semées ensuite par toute la terre constituent de nouveaux noyaux de civilisation et de progrès. »
- Les nombreuses observations sur les progrès techniques rassemblées par MACKENNA au cours de son séjour, lui servent ainsi de prétexte à des comparaisons sur l’état de son propre pays, dans un souci qui était bien celui du voyageur éclairé : « Je n’ai voyagé ni pour le plaisir, ni pour le faste, ni pour le puéril divertissement de rouler ma bosse [précisait-il à ce propos] Je n’ai fait que rechercher […/…] une étincelle au moins qui […/…] pourrait se refléter plus tard, modeste mais pure de vérité, sur le sol de ma patrie. » Ce souci éducatif ne l’empêchent pas de se livrer à une critique radicale du Second Empire, qui atteste là encore l’influence jouée par les voyageurs dans la diffusion des idées des Lumières. Ces métamorphoses de la tradition du voyage aristocratique vont se traduire par un élargissement considérable du champ d’action des voyageurs. Elles les conduisent notamment à s’intéresser à de nouvelles destinations, plus rurales et dépourvues de grandes villes ou de monuments antiques. Le tourisme moderne va rapidement les institutionnaliser, tout au long des stations et des colonies qu’il essaime à la même époque aux frontières de l’Italie, de la Corse aux Alpes, en passant par la Côte d’Azur.
4. LA DECOUVERTE DE LA CORSE
Un renouveau du Tour en Méditerranée
- Alors que les grandes explorations repoussent les limites du monde connu, les anciennes frontières du monde médiéval sont l’objet d’une véritable entreprise de colonisation intérieure, sous l’impulsion du tourisme naissant. Bien que situées sur les routes du voyage à l’Italie, ces premières destinations du tourisme moderne sont pourtant fort éloignées des conceptions originelles du tour. Elles possèdent en commun l’archaïsme de leurs sociétés pastorales, leur isolement géographique et le caractère arriéré de leur économie. Elles attirent dans un premier temps les voyageurs animés par les préoccupations des Lumières. Avec l’essor de la villégiature et de la station, le tourisme va y développer par la suite des institutions plus modernes et plus novatrices. Aux interrogations philosophiques des « voyageurs éclairés » succèdent dès lors des idées nouvelles, issues du christianisme social anglo-saxon. Tournées vers la dénonciation de l’industrialisation et des maux engendrés par la modernité, elles permettront au tourisme de se démarquer des pratiques du tour et d’affirmer son originalité.
Insurrection
- C’est en Corse que le tourisme moderne voit le jour, dans les premières décennies du XVIII° siècle. La Corse est en effet la première destination touristique dépourvue de toute référence monumentale, thermale ou balnéaire. Elle ne possède rien de ce qui attire alors les voyageurs de qualité, hormis le fait qu’elle fait partie des Etats italiens. L’intérêt que lui portent les voyageurs, n’a d’ailleurs pas d’autre justification que la singularité de sa position dans l’histoire politique de la péninsule. Jusqu’alors ignorée des tourists, la Corse va rapidement occuper, sous leur influence, une place de premier plan sur la scène européenne. Elle est largement servie par les progrès de l’illustration, inaugurant en cela les processus de la promotion touristique moderne. On recense ainsi la publication d’une centaine de portraits du leader de la Révolution corse, Pascal Paoli. Tout aussi prolifique, la littérature relative à la Corse témoigne dans le même temps de l’impact exercé par les idées politiques anglaises sur le contexte instable des états italiens. La riche littérature consacrée à la Corse trouve ses sources dans l’œuvre de l’Abbé NATALI, [NATALI Abbé, Disinganno intorno alla guerra in Corsica, 1736 ; Cf. CARATINI Roger, Histoire du peuple corse, Paris, Criterion, 1995, pp209 et 221, et le MEMORIAL DES CORSES, POMPONI F. (dir.), t.II, Ajaccio, Glenzal, 1982, pp272-300.] l’un des protagonistes de la révolte des insulaires contre la domination génoise. Ses écrits, portant sur les principes du despotisme éclairé qui animent le mouvement indépendantiste, ont en effet attiré l’attention des élites européennes. La constitution que les insurgés élaborent au cours des décennies suivantes, va rencontrer un large mouvement d’intérêt. Elle est ainsi décrite, dans des termes voisins de ceux employés par VOLTAIRE dans ses Lettres philosophiques, comme un modèle de « bon sens [et de] sage politique [inspiré de la monarchie anglaise, le monarque investi par les Corses étant doté de] beaucoup de pouvoirs pour faire le bien et d’aucune autorité pour faire le mal » [ARGENS Marquis d’, Lettres juives, Amsterdam, 1738.]
- A la suite de l’échec de l’expérience indépendantiste, le roi de la Corse, Théodore VON NEUHOFF, trouve refuge en Angleterre, après plusieurs années d’errance à travers le continent. Cet aventurier allemand, qui a financé la rébellion et reçu l’investiture de ses chefs, est en effet devenu un personnage célèbre en Grande Bretagne, avec la publication d’un récit anonyme de son règne éphémère. [The History of Theodore I°, King of Corsica, Anonyme, London, Roberts, 1743.] Malgré cette reconnaissance quasi-officielle, le souverain déchu ne pourra échapper à ses créanciers et sera mis en prison pour dettes. Son emprisonnement n’entame nullement sa popularité et la diplomatie anglaise suit dès lors, avec le plus grand intérêt, la poursuite des troubles révolutionnaires sur l’île. Les écrits du chargé d’affaires britannique à Florence, Sir Thomas MANN, devenu par la suite envoyé extraordinaire et plénipotentiaire du Royaume-Uni, témoignent de cette réelle sympathie portée à la révolution insulaire. [MANN Sir Thomas, Lettres de Florence, 1782.] De par sa fonction diplomatique, MANN reçoit beaucoup et notamment ses compatriotes qui séjournent alors en Italie dans le cadre du tour. Plusieurs d’entre eux se rendent d’ailleurs en Corse à cette époque. Leurs récits vont largement contribuer à populariser les périples de la Révolution corse ainsi que la figure emblématique de son leader, Pascal PAOLI.
Indépendance
- Fils de l’un des principaux protagonistes de l’insurrection, PAOLI [ENCYCLOPAEDIA BRITANNICA, 15° édition, USA, 1974-1993, sv Paoli.] a suivi le destin de son père lors de son exil à Naples, après l’échec de l’éphémère souveraineté du roi Théodore. Il retourne quelques années plus tard sur son île natale, pour prendre la direction d’une seconde insurrection qui aboutit à nouveau à une proclamation d’indépendance. PAOLI met aussitôt en application, dans l’esprit de ses prédécesseurs, une constitution démocratique dont la modernité attire aussitôt l’attention des philosophes … et des voyageurs. James BOSWELL est le fils d’un avocat écossais. Après des études de droit à Utrecht, il entreprend le classique Voyage à l’Italie. Il traverse tout d’abord la Suisse, puis la péninsule où il passe neuf mois, dont six semaines en Corse. Au cours de son périple continental, BOSWELL ne manque pas de fréquenter les personnalités éminentes du monde de l’exil, dont VOLTAIRE à Ferney et ROUSSEAU à Môtiers. Lors de leur entrevue, ce dernier lui conseille de se rendre en Corse et lui remet même une lettre de recommandation à l’attention de PAOLI [ENCYCLOPAEDIA BRITANNICA, op. cit., sv Boswell; et MEMORIAL DES CORSES, op. cit., pp354-378.] : « L’opinion que j’avais de lui avait été grandement exaltée par mes conversations avec toutes sortes de personnes » écrit à ce propos BOSWELL dans la description de sa première rencontre avec le leader indépendantiste. [BOSWELL James, Account of Corsica. The Journal of a Tour to that Island, and Memoirs of Pascal Paoli. London, 1768.]
- Le récit du séjour en Corse de BOSWELL s’accompagne d’une histoire et d’une description de l’île. Il connaît un large succès d’édition et d’opinion, avec trois éditions anglaises et trois irlandaises, ainsi que des traductions en hollandais, en allemand, en italien et en français. Servie par son activisme et son excentricité, la popularité de BOSWELL devient tout aussi grande que celle de PAOLI. Il se promène en effet dans Londres en costume corse, en compagnie du chien que lui a offert son héros. On le surnomme Corsican Boswell. Outre son activité éditoriale, BOSWELL milite activement pour créer un courant de sympathie envers la Révolution corse. Prônant une intervention anglaise sur l’île, il va même jusqu’à vendre des armes aux insurgés. Débordés par l’insurrection, les Génois vendent la Corse et ses nouvelles institutions à la France, laquelle met provisoirement fin à l’expérience indépendantiste. PAOLI trouve alors refuge en Angleterre où il reçoit une pension. Réhabilité par la Révolution française, il est accueilli triomphalement à Paris. Il retourne alors en Corse avec le grade de commandant des armées révolutionnaires, avant de proclamer à nouveau l’indépendance de l’île, qu’il place sous une éphémère juridiction anglaise. A la suite de l’échec de cette initiative, PAOLI renonce à l’activité politique et se réfugie en Grande Bretagne où il finira ses jours.
Litttérature
- Le récit de BOSWELL connaît un impact considérable. Quelques deux cent voyageurs publient ainsi à sa suite le récit de leur séjour en Corse. [JEOFFROY-FAGIANELLI, L’image de la Corse dans la littérature romantique française, op. cit.] Rassemblant dans un étonnant cocktail des voyageurs, des philosophes ou des aventuriers, le mouvement d’intérêt suscité par « l’île de Beauté » va donner naissance à une imagerie des plus pittoresques, qui fait rapidement le tour de l’Europe. Parmi les précurseurs de cette littérature pléthorique, il faut citer le révérend Andrew BURNABY, chapelain de la colonie anglaise de Livourne ainsi que ses compatriotes John SYMONDS, futur professeur d’histoire à Cambridge et Frederick August HERVEY, qui deviendra l’évêque de Derry, lesquels ont rencontré PAOLI un an avant BOSWELL. [BURNABY Révérend Andrew, Journal of a tour to Corsica in the year 1766, London, 1804, et SYMONDS John, Remarks on the present state of Island of Corsica written upon the spot, London, 1769.] En ce qui concerne les aventuriers, on relève les Mémoires (probablement imaginaires) de Giuseppe BORANI [BORANI Giuseppe, Mémoires, 1764, d’après le MEMORIAL DES CORSES, op. cit., pp370sq.], un voyageur italien ayant parcouru toute l’Europe et prétendant s’être rendu en Corse pour faire part à PAOLI de ses prétentions à la succession du roi Théodore. Son compatriote Dalmazzo Francesco VASCO, arrêté pour vol d’armes, affirme quant à lui avoir envoyé un émissaire à PAOLI, afin de lui exposer ses prétentions à la Couronne et de lui remettre son portrait accompagné d’un projet de Constitution.
- A la même époque, Jean-Jacques ROUSSEAU fait part de l’intérêt qu’il porte à la Corse, qu’il estime être la seule région d’Europe capable de recevoir une bonne législation : « J’irai en Corse; six mois passés sur les lieux m’instruiront plus que cent livres » écrit ainsi le philosophe à un proche de PAOLI, Mathieu BUTTAFUOCO, lequel avait sollicité son concours pour l’élaboration de la constitution de la Corse indépendante. [ROUSSEAU JJ, Du contrat social et autres œuvres politiques, rééd. Paris, Garnier, 1975, t.II, chap.X, p269, d’après JEOFFFROY-FAGGIANELLI, op. cit., p.39, ainsi que ses Lettres à M. Matthieu Buttafuoco sur la législation de la Corse, 1765. Voir aussi DIDEROT Denis, ALEMBERT Jean Le Rond d’, MONCHON Pierre, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des Arts et des Métiers, Paris, Pellet, 1778, sv. Voyage, et les commentaires du MEMORIAL DES CORSES, op. cit., p378.] Cette collaboration ne sera pas menée à son terme, suite aux revers des insurgés. Les idées de ROUSSEAU n’auraient probablement pas recueilli l’aval de PAOLI, plutôt soucieux de « civiliser » les Corses et de les ouvrir à la modernité, alors que le philosophe, en bon touriste, souhaitait prioritairement préserver leur identité culturelle. L’impact de la littérature consacrée au voyage en Corse aura cependant des conséquences durables sur la naissance du tourisme moderne, par le renouveau qu’elle impulsa des représentations du monde méditerranéen [On se reportera à ce propos à la seconde partie de cet ouvrage.] ainsi que des pratiques du tour. Sous son influence, la tradition du voyage aristocratique, qui avait permis aux élites européennes de se cultiver et d’élargir leur horizon, allait à présent devoir faire preuve de relativisme culturel. Même « éclairés », les voyageurs ne pouvaient plus se contenter de ramener de leurs périples des descriptions ou des réflexions. La pratique du voyage nécessitait désormais d’être élaborée et adaptée à des réalités culturelles et sociales différentes. Le tourisme allait donner une forme définitive à ces préoccupations nouvelles, dans les destinations qu’il était en train d’inventer sur la Côte d’Azur.
5. LE TOUR ET LA QUESTION RELIGIEUSE
Colonies touristiques et christianisme social
- C’est seulement au XVIII° siècle que le tourisme commence à affirmer sa personnalité, par l’originalité de ses préoccupations et le caractère innovant de ses pratiques. Avec l’invention d’un urbanisme novateur, issu du développement des premières stations de villégiature, le tourisme va conduire à un renouveau des expressions traditionnelles des identités, jusqu’alors fondées sur le territoire et l’appartenance religieuse. Ce renouveau s’accompagne de l’installation d’importantes colonies étrangères, accompagnées de leurs églises et de leurs pratiques philanthropiques.
Riviera
- C’est dès la seconde moitié du XVIII° siècle que les premières manifestations du tourisme moderne voient le jour sur la Côte d’Azur, désignée à l’époque sous le terme de Riviera. Comme en Corse, elles sont largement impulsées par les voyageurs britanniques, qui se rendent alors en Italie dans le cadre du tour. Le littoral azuréen présente d’ailleurs bien des affinités avec la destination insulaire voisine. Il s’agit d’une région tout aussi arriérée, dépourvue de monuments et de toute référence à l’Antiquité classique. Au-delà de ces similitudes, le tourisme azuréen allait rapidement faire preuve d’un réel caractère novateur, essentiellement redevable des développements de l’institution de la villégiature. L’ouvrage de l’un de ses premiers promoteurs, Giovanni « John » RUFFINI [RUFFINI « John » Giovanni, The Doctor Antonio, Edinbourgh, 1855.], offre une illustration exemplaire de la nature des mutations que connaît alors la tradition du voyage aristocratique. Si les ingrédients sont en apparence les mêmes, la perspective s’est par contre inversée. Originaire de la Riviera, RUFFINI n’est pas un touriste, mais un homme politique engagé dans les luttes pour l’Unité italienne. Son activisme l’a contraint, comme nombre de ses compatriotes, à s’exiler en Angleterre.
- A la différence de la Corse, l’impact du tourisme azuréen va se révéler particulièrement durable. Cette permanence est due à l’invention d’un tourisme de stations, avec ses colonies de résidents étrangers, dont le livre de RUFFINI offre une chronique fidèle. La villégiature affirme ainsi sa rupture avec la tradition du voyage et de l’itinérance. L’intérêt que les voyageurs portent à la philosophie sociale et à la question politique italienne demeure par contre constant. A l’image de la Corse du siècle précédent, la Côte d’Azur occupe en effet une place d’actualité dans la construction chaotique de l’unité des Etats italiens. Son leader charismatique, Giuseppe GARIBALDI, est issu de cette même région, dont les souverains sont eux aussi à l’origine de l’Italie moderne. Avec l’émergence de la Côte d’Azur, l’étude des formes de gouvernement chère aux voyageurs « éclairés » va dès lors prendre, sous l’influence du tourisme naissant, des formes novatrices. Elle cède à présent la place aux préoccupations issues des thèses du « christianisme social ». Ces conceptions novatrices joueront un rôle majeur, dans les modalités qui vont présider au développement du tourisme de station, ainsi que dans les évolutions qui lui donneront son visage moderne.
Colonies
- Lors de la parution du livre de RUFFINI, la Riviera italienne est encore peu fréquentée par les voyageurs. Leur établissement se heurte en effet à de fortes résistances, relevant essentiellement de raisons d’ordre confessionnel, particulièrement sensibles dans un pays dont la future capitale est aussi celle de la Papauté. La Côte provençale voisine a par contre connu l’expérience de la Révolution et une longue tradition d’immigration britannique. Dès le XVI° siècle, nombre de ressortissants anglais, irlandais ou écossais, de confession catholique, se sont en effet installés en France, à la suite des persécutions religieuses et des troubles révolutionnaires de 1688 et de 1746. [GERBOD, Voyage au pays des mangeurs de grenouilles…, op. cit., pp 9-11.] Au nombre d’une trentaine, ces communautés britanniques rassemblent, à la veille de la Révolution, quelques mille clercs, religieux, élèves ou séminaristes. En dehors de Paris, leurs principaux établissements se trouvent à Rouen, Cambrai, Boulogne, Dunkerque, Lille, Nantes, Poitiers, ainsi qu’à Bordeaux ou Toulouse. A ces communautés religieuses, s’ajoutent les nombreux négociants et manufacturiers, particulièrement présents à Boulogne, Lille ou Orléans, et dans le Sud à Bordeaux, Lyon et Marseille. Leur poids économique contribuera grandement aux investissements qui vont permettre, au cours du XIX° siècle, le développement du tourisme de station dans le Sud de la France. Les Anglais apportent en effet les capitaux qui font cruellement défaut à ces régions économiquement arriérées.
- Cet apport financier est plus particulièrement facilité par le statut de zone franche de la Côte d’Azur. L’accroissement de la colonie étrangère qui accompagne l’essor de la villégiature [Dès 1840, on relève ainsi près de 400 familles étrangères en résidence à Nice. Dix ans plus tard, elles sont au nombre de 560, dont 189 anglaises et 52 russes. En 1856, la présence russe progresse sensiblement avec 141 familles, tandis que l’on note déjà l’arrivée d’une petite colonie américaine comportant une vingtaine de familles.], pose cependant ici un cruel dilemme. A côté d’un indéniable apport économique, la question de la liberté du culte demeure en effet problématique, pour cette région de culture italienne. La question religieuse s’exprimera, dans un premier temps, au travers de celle de la sépulture. Il est en effet inconcevable d’enterrer des « hérétiques » dans un cimetière catholique. Le poète et pasteur anglais protestant Edward YOUNG [MINSKI Alexander, Le préromantisme, Paris, Colin, 1998, p87, et DELORMEAU C, AVILLACH R, « Les cimetières anglais à Nice« , Nice Historique, Le protestantisme à Nice au XIX° siècle, n°4, France, 1991.] en a fait la triste expérience, lors de son séjour dans le midi de la France, à la fin du XVIII° siècle. Se heurtant au refus d’inhumer sa fille dans le cimetière du village, il doit l’enterrer lui-même dans un terrain vague. Nice s’est par contre dotée, dès cette époque, d’un cimetière à l’usage des étrangers en villégiature hivernale. Un nouveau cimetière est même créé, au début du XIX° siècle, pour faire face à l’expansion de la colonie touristique. La capitale azuréenne est en effet une cité méditerranéenne cosmopolite, composée de plusieurs communautés ethniques. Elles rassemblent, à côté des Niçois de souche, leurs compatriotes Piémontais, les Juifs qui y ont leur synagogue et les nombreux commerçants Français et Génois qui ont installé ici leurs comptoirs.
- Les résidents anglais y possèdent leur église, où le culte est toléré du fait qu’il se fait en langue anglaise. L’autorisation d’ouverture d’une église anglicane à Nice n’a cependant été accordée qu’à la condition expresse que son aspect extérieur soit celui d’une maison. Son cimetière a de même du s’entourer de murs et d’arbres, afin qu’il ne puisse être vu de la rue. [AVILLACH Robin, « L’église anglicane et la communauté britannique à Nice sous le régime sarde (1814-1860) », Cycnos, De la Normalité, n°4, Un. De Nice, 1988, pp60-70.] L’importante colonie russe de la ville possède elle aussi son lieu de culte. Lors de sa construction, son architecte à toutefois été contraint d’installer les offices au premier étage du bâtiment, le rez de chaussée de l’église se contentant d’abriter la bibliothèque paroissiale! [La première église orthodoxe de la Côte d’Azur est construite à Nice en 1858. Cf. GUERRA Alain, Itinéraire russe à Nice, Issy-lès-Moulineaux, Albatros, 1995.] La question du culte ne va véritablement se poser à Nice qu’avec l’arrivée d’un pasteur genevois [Il s’agit du Révérend Jean Léonard BUSCARLET en séjour « thérapeutique » à Nice en 1834, cf DELORMEAU C, « Le protestantisme à Nice au XIX° siècle », op. cit.], désireux d’introduire un office protestant en langue française. L’initiative suscite une vive opposition du clergé, laquelle conduit le Gouverneur de la ville à demander son interdiction au service des Affaires Etrangères de Turin. A cette occasion, des hivernantes anglaises sont condamnées pour prosélytisme religieux, tandis que les Niçois convertis et leur pasteur sont expulsés. Ils vont profiter des avantages de la situation frontalière du pays niçois, en se réfugiant sur la Côte française voisine, où la Révolution a institué la liberté du culte, que l’Etat de Piémont-Savoie officialise à son tour dans les années suivantes. L’église évangélique vaudoise se montre dès lors particulièrement active, ouvrant de nouveaux lieux de culte dans les stations touristiques naissantes à Nice, Menton et Bordighera, ainsi qu’une école destinée à la formation de pasteurs évangélistes dans la région.
- Ces initiatives exacerbent l’opposition des autorités religieuses locales. Leur prosélytisme affiché rencontre en effet un réel écho auprès des commerçants, artisans, ouvriers et domestiques venus du monde alpin, conduits par l’essor du tourisme azuréen à s’installer de plus en plus nombreux sur la Côte. Des résistances analogues se manifestent sur la Côte française, si l’on en croit Alphonse DENIS. L’ancien maire de Hyères dénonce ainsi l’intolérance et l’étroitesse d’esprit de ses compatriotes, et plus particulièrement la municipalité qui a refusé de subventionner l’établissement d’une chapelle protestante, « aveuglée par les préjugés d’une intolérance très déplacée dans une station hivernale ouverte à toutes les nationalités et à tous les cultes ». DENIS (qui cherche probablement à se ménager le soutien de ces colonies et de leurs capitaux) va ouvrir une souscription « à Hyères, en France et même à l’étranger » pour mener à bien ce projet. [Elle aboutit à l’édification d’un lieu de culte en 1850. Une église anglicane, entretenue par la Société Protestante de Londres, lui succédera. Cf. DENIS Alphonse, Hyères ancien et moderne. Promenades pittoresques sur son territoire, ses environs et ses îles, Hyères, 1910, pp301sq, et VOISINE J, « Les Anglais en Provence au XVIII° siècle », Revue de littérature comparée, France, 1956, pp15-27.]
- La question religieuse, et plus particulièrement celle du prosélytisme protestant, déborde largement, en fait, des seules frontières de la Côte d’Azur, par les ramifications qu’elle entretient traditionnellement avec le monde alpin. Comme en témoigne l’itinéraire de deux des nombreux « évangélistes itinérants » qui parcourent les Alpes à la même époque, le pasteur VASSEROT et son coreligionnaire VERNON, cette présence est selon le sous-préfet de l’époque « une véritable calamité ». Ces derniers vont d’ailleurs connaître la prison sous prétexte de « prosélytisme religieux ». L’évêque des Hautes-Alpes dénonce à leur sujet « une certaine agitation, fort imprégnée de socialisme », se faisant l’écho des fonctionnaires de l’administration locale qui dépeignent les sectes des Westeyens, Plymouthiens, Darbistes, Thimothéens et autres Momiers comme prônant « l’insoumission à toute autorité civile ou religieuse ». [Citation de VIGIER Philippe, La seconde République dans la Région Alpine…, Paris, PUF, 1963, t.I, pp113sq.] Le prosélytisme n’est effectivement pas seul en cause. Ces propos reflètent aussi les problèmes, extrêmement sensibles, posés par l’irruption des thèses et des pratiques du christianisme social, qui accompagnent le développement des colonies étrangères dans la région. Les actions caritatives inspirées des conceptions en vogue auprès des Eglises anglaises exercent en effet un réel impact auprès d’une population victime d’une situation économique catastrophique.
Christianisme social
- La philanthropie est, dès l’origine, au cœur des préoccupations des colonies étrangères installées sur la Côte d’Azur. Elle va grandement favoriser, par son impact économique, l’intégration du tourisme dans la société locale. [Voir à ce propos VERNIER O, « Aspects de l’action sociale des protestants dans les Alpes Maritimes au XIX° siècle », Nice Historique, op. cit., n°4, France, 1991, KIRALY Judit, L’influence anglo saxonne sur le développement et la culture de la Cote d’Azur 1800 1940, Thèse, 1997, Nice, pp518-548 et MELANDRI Hellé, « Les Anglais à Nice aux XVII° et XVIII° siècles », Nice Historique, n° 57, France, 1954, pp. 41-50.] Les idées caritatives qui animent les pionniers du tourisme azuréen relèvent des thèses du christianisme social anglo-saxon. S’exprimant dans des termes qui lient étroitement la question sociale à la question religieuse, elles ont pris, auprès des voyageurs, le relais des préoccupations philosophiques des Lumières. Leur impact est manifeste chez les précurseurs de la villégiature azuréenne. Le docteur RIGBY, qui séjourne sur la Côte pendant la Révolution, a ainsi fondé une société de bienfaisance à Norwich en Angleterre. Il se préoccupe par ailleurs du développement de l’institution sociale des work-houses et de la réforme de la justice. [RIGBY Dr, Letters from France in 1789, London, L. Eastlake, 1880, cité par BABEAU, Les voyageurs en France, op. cit.] La biographie de John GRISCOM, qui vient à la même époque à Nice, témoigne de l’intérêt que les touristes américains portent eux aussi à la philanthropie. Chimiste de formation et Quaker de conviction, GRISCOM anime plusieurs sociétés de bienfaisance. Il s’est d’ailleurs rendu en Europe pour étudier les institutions éducatives, charitables, pénales, et sanitaires du vieux continent. [GRISCOM John, A Year in Europe, cité par BERTHIER DE SAUVIGNY Guillaume, La France et les Français vus par les voyageurs américains. 1814-1848, Paris, Flammarion, 1982-1985, vol.I, p.33.] Il en va de même de Lord BROUGHAM, l’inventeur de la station cannoise et son principal promoteur auprès de ses compatriotes. Avocat de la Reine lors de sa destitution, ce magistrat domine par sa personnalité la scène politique anglaise de l’époque et l’histoire du tourisme azuréen.
- Il milite activement contre la traite des noirs et anime le mouvement social d’éducation populaire, dont les écoles du type « Arts et Métiers » attirent des milliers d’ouvriers et se répandent dans tout le pays. Selon son biographe, sa popularité est telle que « lorsqu’il traversait les rues de Londres, on s’arrêtait pour l’applaudir » et que « ses statuettes en plâtre étaient demandées en plus grande quantité que les mouleurs italiens n’en pouvaient fabriquer ». La voiture dont il fait usage est appelée un brougham, ajoute l’auteur, précisant que sa renommée dépasse les frontières de son pays et qu’il est le premier correspondant étranger nommé par l’Académie des Sciences Morales et Politiques. [MIGNET François Auguste Alexis, Notice historique sur la vie de Lord Brougham, Paris, Didot, 1871, et ENCYCLOPAEDIA BRITANNICA, op. cit., sv Brougham.]. Les touristes anglais qui s’installent sur la Côte d’Azur, s’attachent activement, à l’image de Lord BROUGHAM, à mettre en pratique les thèses de la philanthropie. Leurs initiatives rencontrent un écho réel, dans une région frappée par une crise économique majeure. Le Révérend Lewis WAY et son compatriote Charles WITBY lancent ainsi une collecte, afin d’employer la population niçoise à l’aménagement du front de mer du nouveau quartier touristique qui voyait le jour. [Au cours de l’hiver 1821-1822. Cf. STIRLING AMW, The Ways of Yesterday being the Chronicles of the Way Family, London, Thorton-Butteeworth, s.d., ainsi que SCOFFIER Edouard, BLANCHI Félix, Le Consiglio d’Ornato. L’essor de Nice, 1832-1860, Nice, Meyerbeer, sd (1960), p48.] La « Promenade des Anglais », qui n’est alors qu’un modeste chemin de deux mètres de large sur quelques centaines de mètres, va devenir l’emblème de la nouvelle station.
- Non moins emblématiques, les activités caritatives de l’importante colonie étrangère de la station voisine de Bordighera sont dominées par la personnalité du Révérend Clarence Bicknell. Après un Master of Arts au Trinity College de Cambridge, Bicknell s’ést installé en tant que pasteur dans la toute récente All Saints Chapell. [BICKNELL s’installe à Bordighera en 1878. Cf. BEGUINOT A, « L’opera scientifica e filantrofica di Clarence Bicknell », Atti della Sta Ligustica di Scienze e Lettere, X-I, Italia, 1931, pp 224-228. et MARCENARO Mario, « Il pastore anglicano Clarence Bicknell ed il Padre Francesco Giacomo Viale. La questione sociale a Bordighera », in Atti del Convegno del’Istituto Internazionale delle Studi Liguri, Bordighera, IISL, 2000.] Sa formation ecclésiastique l’a mis en relation avec les tenants du « christianisme social ». Prônant le rapprochement avec l’église catholique, il est conduit à des initiatives qui ne sont pas du goût de ses coreligionnaires. Il doit ainsi rapidement abandonner la prêtrise. Il se consacre dès lors à des occupations moins polémiques, comme l’étude de la flore et de l’archéologie locale. La question sociale ne continue pas moins de préoccuper l’ancien pasteur. Il anime activement la vie caritative locale, rassemblant autour des œuvres sociales qu’il impulse les personnalités les plus hétéroclites dans un étonnant oecuménisme. Elles vont ainsi du prêtre de la ville, le Père Giacomo Viale qui fonde un hospice pour les vieillards nécessiteux, aux membres les plus éminents de la colonie étrangère, comme Adolf Angst, le propriétaire de l’un des palaces de la colonie, calviniste et luthérien; le baron Von Kleugden, un évangéliste; le paysagiste Ludwig Winter qui se définit « libre-penseur » ou encore Ellen Walker Fanshawe qui a ouvert une maison de santé et assure des soins à domicile aux nécessiteux. Les résidents étrangers fondent ainsi une école et un orphelinat. [Cet activisme ne manque pas d’inquiéter les autorités ecclésiastiques qui cherchent dès lors à reprendre la main dans le développement de l’action caritative. Elles font appel pour cela aux Salésiens niçois de Don Bosco qui installent dans le même quartier une école catholique. Cf. MARCENARO, ibidem, pp 224-228.]
- Les œuvres de charité se développent aussi avec la fondation de la Loge maçonnique anglophone dite “ Philanthropie ligurienne ”. Elle a pour objet “ l’exercice de la Bienfaisance ”, l’ouverture d’asiles pour les nécessiteux, les enfants malades ou les vieillards démunis et les incessantes collectes, ventes de charité, kermesses, distributions de vêtements, arbres de Noël et galas de bienfaisance. La colonie russe, la seconde colonie étrangère de la Côte d’Azur après les Anglais, n’est pas en reste dans le domaine de l’action caritative. Elle comprend par ailleurs des personnalités de premier plan, comme la Tsarine Alexandra Feodorovna épouse du Prince de Galles ou encore le Prince Héritier, en résidence « thérapeutique » sur la Côte où il finira ses jours. Ces résidents de qualité sont abondamment sollicités par la population comme par les autorités. Le Consul de Nice écrit ainsi au Comte de Stroganoff, lors d’un bal organisé au profit des pauvres, que « les illustres Russes qui passent l’hiver dans cette ville répondront à cet appel surtout si votre Grâce daigne honorer la fête de sa présence. » [CAZZOLA Piero, I Russi a San Remo tra ottocento e novecento, San Remo, Bb Civica, 1990, LE ROY Ellis, La colonie russe dans les Alpes Maritimes des origines à 1939, Nice, Serre, 1988; ainsi que GUERRA, Itinéraire russe à Nice, op. cit.]
- Connue pour sa générosité, la Tsarine reçoit lors de chacun de ses séjours plusieurs centaines de demandes de charité. Le baron balte Von Derwies, l’une des figures marquantes de la colonie russe de Nice, est l’un des principaux animateurs de ses œuvres humanitaires. Elles sont destinées aussi bien aux Russes qu’aux Niçois nécessiteux, auxquels est versée la recette des spectacles qu’il donne dans son palais du Val Rose. Von Derwies entreprend par ailleurs la construction d’un asile pour les vieillards et les infirmes. En 1885, on dénombre ainsi à Nice plusieurs comités de bienfaisance animés par la colonie russe, dont la Société Russe de Bienfaisance qui accorde ses secours à tous sans distinction de nationalité ou de religion. Par leur impact économique, ces activités favorisent significativement l’intégration religieuse des colonies touristiques. Cette diversité religieuse devient en retour un argument majeur pour la promotion des stations touristiques qui prennent alors leur essor dans l’ensemble de la région. La Côte offre ainsi à la fin du siècle un étonnant éventail de lieux de culte, allant des églises russes et anglicanes aux temples allemands, anglais, évangéliques vaudois et autres chapelles écossaises : « Ici à Nice, toutes ces croyances, toutes ces forces de la piété vivent côte à côte sans qu’il en résulte ni choc, ni collision », rapportait un guide de l’époque évoquant « les idées plus larges que développent les voyages. » [PLAN PITTORESQUE de NICE, avec quelques mots d’introduction par un touriste, Nice, Gauthier, 1878, p.16.] Les préoccupations philanthropiques qui animent les touristes azuréens, relèvent cependant de motivations bien plus profondes. Elles s’expliquent par la vocation thérapeutique originelle du tourisme de stations.
Hygiénisme
- Les thèses et les pratiques du christianisme social ont vu le jour en réponse aux ruptures sociales dramatiques, liées à la civilisation industrielle et urbaine, que l’Europe du Nord est alors en train d’expérimenter. Dans le monde anglo-saxon et protestant, la question sociale va ainsi revêtir la forme d’une stigmatisation des pathologies liées à la modernité industrielle. Relayées par les conceptions hygiénistes dominantes, ces préoccupations exerceront leur influence tout au long du XIX° siècle. Prenant le relais des idées des Lumières et de leur impact sur le monde du voyage, elles vont façonner durablement la physionomie du tourisme moderne. La philanthropie anglo-saxonne rejoint aussi la sensibilité romantique [BECKER Colette, Les hauts lieux du romantisme en France, Paris, Bordes, 1991.], dans un même rejet de la corruption de la société et des mœurs engendrée par la civilisation industrielle et ses villes surpeuplées, sources de maladies et de misère. Elle constitue le fil conducteur qui va conduire, au siècle suivant, à sa démocratisation. Moteur de ces évolutions, le mouvement social chrétien prend ses racines au XVII° siècle, dans les sectes des lollards et dans le combat des diggers, de Gerrard Winstanley, en faveur des réformes agraires. Il s’affirme au XVIIIe siècle avec les Méthodistes, qui développent l’aide charitable et l’établissement d’écoles dans les milieux défavorisés. Au cours du XIX° siècle, les conséquences sociales de la révolution industrielle conduisent l’ensemble des Eglises britanniques à s’intéresser au monde ouvrier.
- Outre les Méthodistes et les Baptistes, les Eglises chartistes et les Eglises de travailleurs fondent de véritables sectes ouvrières. Elles propagent les idées de la démocratie sociale, en réaction à la misère des régions industrielles et urbaines. Inspiré de la geste de Robin des Bois et organisé en société secrète, le mouvement luddist va même prôner, au début du siècle, la destruction systématique des machines industrielles. Vers 1850, un mouvement socialiste chrétien voit le jour autour de John Charles Kingsley, pasteur et romancier, Frederick Denison, Maurice et Edmund Ludlow. Leurs idées président à l’apparition des premiers partis socialistes, dans les dernières décennies du siècle. Elles jouent par ailleurs un grand rôle, comme on l’a vu précédemment, dans l’histoire du tourisme azuréen. L’un des piliers du mouvement social chrétien, la Christian Social Union, est d’ailleurs l’invitée de la colonie anglaise de Bordighera. Elle est (probablement) représentée par son fondateur, Edward S. TALBOTT, [MARCENARO, Il pastore anglicano Clarence Bicknell…, op. cit.] qui expose à cette occasion les vues critiques du mouvement sur les conséquences néfastes de la révolution industrielle. Le tourisme accompagne aussi ces évolutions par son apport original à l’élaboration de l’institution du voyage thérapeutique. Malgré ses origines aristocratiques, issues des pratiques du tour, le tourisme est en effet, dans l’esprit de ses inventeurs, une forme de thérapie collective. Il est censé combattre l’un des fléaux majeurs de l’industrialisation, le développement massif de l’épidémie de tuberculose. Pour les partisans du christianisme social et des thèses hygiénistes, c’est le « corps social » dans son ensemble qu’il faut guérir des pathologies issues de la modernité. La villégiature thérapeutique, dont la Côte d’Azur est l’une des principales destinations, apportera des réponses adaptées à ces préoccupations et saura assurer leur diffusion. A l’origine du tourisme moderne, avec ses colonies et ses stations, elle est aussi le principal artisan de sa démocratisation.
- La création de la célèbre agence de voyages Thomas Cook Travellers en offre un exemple emblématique. Son fondateur est un prédicateur baptiste, jardinier et menuisier de son état, qui officie dans les cités ouvrières nées de l’industrialisation. Dès 1841, il invente le premier voyage organisé, en faveur des membres de l’association antialcoolique qu’il anime. Quelques cinq cent personnes se sont inscrites pour cette excursion, qui comprend le déplacement en train, la restauration et diverses distractions, jeux et musiques, en partenariat avec la compagnie ferroviaire. Cook multiplie dès lors ce type d’excursions, autour du slogan « we must have railways for millions ». Elles vont aboutir, dans l’espace de quelques décennies, à la démocratisation massive du tourisme. [AISNER et alii, La ruée vers le soleil, op. cit., pp 50sq. ] Parmi les précurseurs du tourisme populaire, on trouve encore dans les années suivantes les adeptes du christianisme social allemand. Dès 1876, le Pasteur Bion, qui officie à Zürich, institue ainsi les Ferien Kolonien, les colonies de vacances, en direction des enfants d’ouvriers. Très vite adoptées aux Etats-Unis, elles ont pour chef un Führer, sur le modèle d’une grande famille vertueuse. Il s’agit en effet, dans l’esprit de leurs fondateurs, de lutter comme en Angleterre contre la dégénérescence sanitaire et morale qui affecte alors le prolétariat. [Ibidem, pp 72sq.] Largement relayées par les colonies étrangères, l’influence de ces conceptions hygiénistes et philanthropiques va être déterminante dans les développements du tourisme de station sur la Côte d’Azur. Les visées thérapeutiques du tourisme azuréen seront abordées dans la suite de cette étude. Par l’importance et l’exemplarité de leurs réalisations, le tourisme leur est largement redevable de sa physionomie moderne. Leur histoire éclaire aussi d’un jour nouveau la nature de cette institution.