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Abstract

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The Scream by Edvard Munch, 1893 En couverture
Edward MUNCH : le cri (1893). The National Gallery, Oslo, Norway.
Robert CASTELLANA
LE TOURISME ET L’INVENTION DE LA MEDITERRANEE 
Thèse de doctorat (non soutenue) sous la direction de Claude Gaignebet, Université de Nice Sophia Antipolis (UNSA), France, 2001.
Part I : tourisme et villégiature
Part II : paysages et identités
(version provisoire hors iconographie)

Nous nous sommes efforcé dans cette étude, de comprendre la place privilégiée qu’occupèrent des régions arriérées de l’Italie, comme la Côte d’Azur, la montagne des Alpes ou la Corse, dans la genèse du tourisme moderne. On s’est attaché dans ce sens à l’histoire des premiers développements du tourisme sur la Côte d’Azur et plus particulièrement à l’invention de la « saison d’hiver », aux sources du tourisme de station. Le tourisme vit très tôt le jour dans ces régions, où il affirma dés le XVIII° siècle son originalité. Cette innovation s’inscrivait en fait dans la panoplie plus vaste des stations climatiques, qui se développèrent à la même époque dans l’ensemble de l’Europe puis du monde méditerranéen. Sous les formes du « voyage thérapeutique », la « climatothérapie » allait dominer pendant plus d’un siècle l’histoire de la médecine moderne, et celle du tourisme naissant. L’élaboration des notions de « climat » et de « climatothérapie », révèle plus particulièrement l’impact de la philosophie des Lumières et du Romantisme sur le renouveau des destinations des voyageurs. La panoplie thérapeutique qui l’accompagnait, allait leur permettre d’investir ces nouveaux territoires. Elle explique aussi, pour une part déterminante, les évolutions ultérieures de leurs pratiques vers le loisir.

C’est l’essor des cures balnéaires et climatiques qui donna le jour aux premières « stations » touristiques. Il s’inscrivait avant tout dans le cadre d’une stigmatisation des pathologies sociales issues de la révolution industrielle, plus particulièrement incarnées par les développements de l’épidémie de tuberculose qui frappait alors l’ensemble de l’Europe et notamment l’Angleterre. En s’emparant des institutions du thermalisme et de la villégiature, le tourisme allait renouveler la vieille tradition du voyage aristocratique. Si ses acteurs étaient les mêmes, ceux qui parcouraient au siècle précédent les routes de l’Europe dans le cadre du voyage à l’Italie, les élites n’étaient plus à présent les seules concernées par une institution qui posait dans des termes thérapeutiques les questions majeures de la modernité. Les « curistes » fortunés qui fréquentèrent la Riviera et ses stations contribuèrent de manière significative au développement de ces régions de frontières, arriérées et isolées. Sous leur influence, la villégiature se développa à grande échelle. Ses réalisations architecturales et paysagères connurent une diffusion internationale aboutissant à l’élaboration d’un modèle urbanistique innovant. La thalassothérapie et le balnéarisme donnèrent par exemple naissance à une réhabilitation des valeurs du soleil, dont “l’héliotropisme” contemporain est l’héritier direct. Quand aux thérapies préconisées par la villégiature “climatérique”, sports, excursions et distractions mondaines, elles inauguraient les pratiques tournées vers le loisir qui dominent encore le tourisme contemporain. Au travers de ces inventions paysagères, architecturales et culturelles, le tourisme allait dès lors affirmer son universalisme et sa modernité.

Notre étude s’attache à l’impact des références territoriales et paysagères, élaborées par le tourisme, sur la genèse des identités modernes, autour de la notion de « climat » et de celle plus large de « nature » et de ses mises en scène. Du fait que les identités se construisent dans l’échange, les sociétés modernes avaient besoin d’outils leur permettant de penser l’altérité et le relativisme culturel. L’institution touristique allait apporter une contribution majeure à ces préoccupations. Par ses inventions paysagères, balnéaires ou alpestres, le tourisme rencontra rapidement les principales préoccupations du mouvement romantique. Le goût qui s’était affirmé, depuis la Renaissance, pour les paysages « naturels » leur était commun. L’émergence du sentiment de nature rejoignait en effet les théorisations médico-touristiques de la climatothérapie. Acteur discret mais omniprésent de ces évolutions, le tourisme contribua ainsi à l’invention de nouvelles catégories, permettant de penser les mutations d’un monde jusqu’alors centré sur l’homme. Ses pratiques débouchèrent sur l’élaboration d’une géographie mythique moderne, dont il allait réinventer les paysages et largement diffuser les représentations. Il accompagnait ainsi une longue histoire de conquêtes, en liaison avec l’expansion de la société industrielle et l’homogénéisation de l’espace résultant du développement des transports modernes. Il participait par la même à la mise en forme d’un ensemble de données et d’interprétations du monde, répondant aux valeurs esthétiques et idéologiques d’une culture dominée par la science et la technique. L’invention de la Côte d’Azur, destination emblématique du tourisme moderne, suivit le processus commun à l’ensemble des inventions paysagères de l’époque. Comme dans le reste de l’Europe, les écrivains, les peintres et les illustrateurs s’attachèrent tout d’abord à décomposer et individualiser ses éléments caractéristiques.

Ce processus se singularisa toutefois par son ampleur et ses connotations identitaires. S’étendant sur près de deux siècles, la confrontation qu’il impulsa entre les acteurs du paysage, agronomes, naturalistes, agriculteurs, peintres, illustrateurs et touristes, conduisit à la naissance d’une imagerie qui allait faire le tour du monde. Sous l’influence des descriptions des guides touristiques et de l’essor de l’illustration, elle devint l’incarnation par excellence d’un exotisme méditerranéen et orientalisant qui contribua grandement à la naissance du tourisme contemporain. Succédant aux représentations « antiquisantes » des paysages italiens, ethniquement connotées, l’exotisme et l’orientalisme qu’inventèrent les touristes avaient une portée bien plus universelle. Oscillant entre fascination et mise à distance, ils n’étaient pas exempts d’une certaine ambivalence. Ils eurent toutefois un grand impact sur la genèse des identités modernes. On se contente souvent de voir dans le tourisme une version populaire des préoccupations anthropologiques qui accompagnèrent l’émergence des sciences de la nature et des sociétés. Cette vision réductrice se heurte au caractère véritablement scientifique ou artistique des recherches et des travaux que le tourisme impulsa. Par la dimension empirique de ses pratiques, le tourisme a en effet joué un rôle majeur dans l’élaboration contemporaine des sciences de la nature et de l’homme. Il lui a permis de passer du loisir hygiénique à une véritable colonisation des espaces qu’il cherchait à investir. Sous des apparences futiles et anodines, le tourisme inventait ainsi des réponses durables à la question de l’altérité, à laquelle était confrontée l’expansion irrésistible de la civilisation occidentale. Elles allaient grandement contribuer à l’intégration généralisée des cultures et des civilisations dans l’espace désormais mondialisé de la marchandise.

REMERCIEMENTS

Les recherches qui ont conduit à cette thèse de doctorat remontent aux années de transition qui ont débouché sur la généralisation du modèle américain du master, dans les années 1990. A cette époque, la thèse de doctorat était encore, dans l’esprit de nos professeurs, l’œuvre d’une vie ou tout au moins l’aboutissement d’une dizaine d’années de recherches en matière de disciplines littéraires. L’anthropologie sociale et culturelle était par ailleurs en continuelle interrogation épistémologique depuis la décolonisation. Notre directeur de recherches était l’une des principales figures du folklorisme, une discipline mineure de l’ethnologie se proposant d’intégrer les sociétés européennes dans le discours sur les civilisations sans écritures. Sa grande connaissance de l’histoire des religions lui avait permis de donner à ces études une nouvelle dimension. C’est sous son influence que nous nous sommes intéressé à la riche mosaïque culturelle constitutive du monde alpin et méditerranéen. Nous avons tout d’abord étudié des thèmes folkloriques d’un grand universalisme, dont le bestiaire chrétien et ses liens à l’insularité et aux frontières. Nos investigations se sont ensuite élargies en direction du territoire, de ses usages et de ses représentations. Ce terrain s’est avéré d’une grande richesse qui a débouché sur des interrogations fondatrices, de notre point de vue, en ce qui concerne l’histoire contemporaine des identités. Suite à la démission de notre directeur de recherche, cette thèse n’a pas pu être soutenue. Nous avons toutefois développé les principaux thèmes abordés à cette occasion au cours des années suivantes, avec de nombreuses collaborations scientifiques et muséales. Le récent décès de Claude Gaignebet (le 5 février 2012) nous a décidé à publier ce texte, (légèrement revu et actualisé), en hommage à tout ce dont nous lui sommes redevable.